C’est une charmante petite voix d’enfant qui introduit cet album avec cette question lénifiante de pureté : « Tu n’as jamais rêvé que tu étais capable de faire ce que tu veux ? ». Un genre de « Le Téléphone Pleure » mais version innocente et positive, sorte d’onirisme infantile qui nous ramène à notre propre enfance, lorsque nous pensions encore que le monde pouvait être conquis et que nous étions nés pour accomplir de grandes choses. J’ai moi-même rêvé, souvent, d’être pâtissier, pompier, super-héros, travaillant dans la police scientifique, Pop-star, et j’en passe, des moins avouables et encore moins crédibles. Mais la question mérite d’être posée en ces temps troublés et cette absence de perspectives. Savons-nous encore rêver, et si oui, le faisons nous et est-ce la seule façon de changer les choses ? Nous n’évoluons pas encore dans un monde à la Inception ou Blade Runner ou Total Recall, et nos rêves nous appartiennent encore, dans une moindre mesure. Nous ne les contrôlons pas, mais nous avons encore le pouvoir d’y voir une île où nous réfugier quand tout va mal, ou un simple but nous obligeant à nous dépasser. Souvent, ces rêves se crashent sur le mur de béton de la réalité, mais qu’importe, dans nos rêves, nous pouvons être celui que nous voulons, sans restriction, nous pouvons voler, marcher sur l’eau, être invisible, l’homme le plus fort du monde, le plus beau, un dandy romantique, un rockeur de légende, ou tout autre chose nous faisant oublier le triste spectacle d’un quotidien où nous ne sommes rien de plus qu’une individualité collective, un numéro sur une liste, un problème, une simple anecdote de bas de page. Je rêve toujours, des rêves souvent érotiques d’ailleurs, ou des cauchemars qui s’organisent autour du même concept : les autres voient ma vraie nature. Mais le but est de s’évader, pas forcément d’aller vivre dans un Eden d’illusions. Et je trouve assez ironique que les belges de 30.000 MONKEYS introduisent leur second album par cette question bien moins innocente qu’il n’y parait. Parce qu’en termes de rêve, on ne peut pas dire que les originaires de Béringue soient les mieux placés pour nous en vendre.
30.000 MONKEYS, c’est l’école belge dans toute sa splendeur. Ses excès, ses intentions bruitistes, cette vision dadaïste de l’art qui consiste à tout voir à l’envers, et à repeindre le tout une fois redressé mais pas dans le bon ordre pour dépeindre une autre vision. Avec leur premier album, ces iconoclastes avaient remué l’underground Noisy de leurs envies d’aller plus loin, d’aller plus gros, d’ailleurs, l’intitulé du LP indiquait qu’ils pensaient devenir deux fois plus gros rien qu’en se mangeant eux-mêmes. Heureusement pour nous, les marsouins ne sont pas cannibales et ont abandonné l’idée, ce qui leur a permis trois ans après I Ate Myself To Grow Twice As Big de donner une suite à leurs aventures grotesques via Consouling Sounds et 30,000 Monkies are Forever. Sans savoir si ces gus sont vraiment éternels, ils n’en sont pas moins des créatifs surprenants sur le moment, et des manipulateurs de sons intelligents, et vraiment véhéments. On retrouve en effet sur ce second chapitre leurs tendances à l’exagération Heavy, eux qui ne sont jamais aussi à l’aise que lorsqu’ils le renforcent d’une bonne couche de bruit en arrière-plan. Fils spirituels des MELVINS, de SLEEP et de NEUROSIS, contemporains des LIGHTNING BOLT et PLEBEIAN GRANDSTAND, les 30.000 MONKEYS sont là pour faire un maximum de bruit en un minimum de notes. Leur rêve est de proposer une sorte de Drone qui n’en est pas un, mais qui oppresse tout autant, et pour ce faire, ils n’ont recours qu’aux tonalités les plus graves de leurs instruments, et aux tempi les plus martelés. De là, peu importe qu’ils soient Doom, Sludge, Sludgecore, Noisy, Post Noise ou je ne sais quoi, parce qu’on s’en fout. Leur musique est en effet la plus lourde et chaotique qu’on puisse trouver sur le marché, et pourtant, l’une des plus riches et fertiles. Car s’ils font du bruit, les belges n’en font pas pour autant n’importe quoi, avec des frites dépassant des narines pour faire les mecs sympa et cocasses. Et la pochette, avec ces couvertures de survie dorées et ces airs niais donne beaucoup plus d’indications qu’il n’y parait au premier coup d’œil. Les belges sont étranges, mais pas fous.
Mais ils sont aussi très sadiques dans leur empathie. Oui, je sais, tout ceci est clairement antinomique, et pourtant, on sent de la générosité dans la vilénie. L’envie d’en donner toujours plus, de jouer plus lourd, plus concentré, d’oppresser, mais de libérer, comme une douleur cathartique qui nous fera trouver le vrai nous, celui qui reste lucide en rêverie diurne. Leur musique sur ce second LP agit un peu comme un gigantesque coup de matraque après l’acceptation du droit de manifestation. Comme un boss qui vient vous extirper de votre torpeur pour vous remettre le nez dans vos dossiers. Comme une sentence qui tombe enfant, avec des parents un peu trop pragmatiques qui vous annoncent d’une voix atone « le Père Noël n’existe pas, la petite souris non plus, et un jour, tu vas mourir, comme nous bientôt ». Cette brutalité d’argument, accompagnée de grimaces tétanisantes, c’est le but avoué de « Miles Of Smiles », ces kilomètres de sourires grinçants distordus par une énorme déflagration à la FULL OF HELL/SLEEP. A peu près aussi Heavy qu’un jeudi de chômeur, ce premier morceau avertit : vous pouvez toujours rêver, mais la réalité est là, à votre porte, et elle est vraiment moche. « A Gift » appuie encore plus sur la cicatrice rouverte, et hurle, vocifère, lâche le même riff en redondance comme un mantra souligné de bruits en arrière-plan qui évoque le mécanisme des SWANS des débuts. Tout est cyclique, y compris le mal-être et la douleur, alors autant vous y faire. Toujours aussi à l’aise pour triturer les sons et les rendre encore plus inconfortables, le quatuor avance à découvert, ose des inserts plus Ambient pour tromper son monde (« An Earnest And Sincere Feeling », on dirait presque du KITARO pour psychopathes administratifs), avant de reprendre sa marche pachydermique en avant (« He-Men », le plus light du lot, mi-UNSANE, mi-MELVINS).
Alors, le plat pays, toujours aussi chiant au petit matin ? La répétitivité érigée en dogme semble appuyer l’idée, avec en exergue un « The Fist Of Impending Joy » évoquant MCLUSKY et une version robotique de MINISTRY. Et entre des intermèdes glauques comme un futur peint sur un mur blême (« And Ever », presque Post-Black avec ses accents synthétiques nordiques), et un final en forme de conclusion écrasée sur des têtes qui dépassent un peu trop de la masse (« Cluck Me Up », qui démarre en trompe l’œil avant de lâcher sa progression cauchemardesque et grondante, école FULL OF HELL de « Trumpeting Ecstasy»), la sentence tombe comme un couperet. A notre époque, on peut encore rêver, mais le réflexe n’est pas conseillé, le réveil est trop brutal. On peut encore valser, et penser à Vienne, mais le quartier restera toujours aussi sale et mal fréquenté. Avec 30,000 Monkies are Forever les belges se posent en réveil matin qui vous estourbit de son alarme d’indécence. Mais même en appuyant sur snooze, le son vrille les tympans. Et brise le cœur. Et finit par redémarrer, encore plus traumatisant.
Titres de l’album :
01. Miles Of Smiles
02. A Gift
03. An Earnest And Sincere Feeling
04. He-Men
05. The Fist Of Impending Joy
06. And Ever
07. Cluck Me Up
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