Bonne question, je vous remercie de l’avoir posée. J’ai moi aussi assez souvent le sentiment d’être complètement invisible pour mes contemporains, tant ils ne remarquent ni ma présence, ni mes absences. Nous sommes des millions à ressentir ça, et je m’interroge encore sur une solution possible. A vrai dire, on se souvient plus facilement de nous lorsqu’il est trop tard, et la mort nous accorde un statut universel de perte tragique. Mais être invisible aux yeux des autres a parfois ses avantages. Non, pas celui d’aller zieuter dans les cabines de douche ou les vestiaires de la piscine, mais plutôt pour vivre sa vie tranquille, sans avoir besoin de prendre en compte l’opinion d’autrui.
Les canadiens de BORNBROKEN sont peut-être invisibles, mais ils restent sonores. Très sonores même. En activité depuis trois albums, ce collectif enragé nous envoie ses salutations sous la forme d’Am I Invisible, son troisième album, avec dix morceaux, et quarante-sept minutes de musique. Enfin, façon de parler. Leur boucan est plus proche d’une névrose mise en partition sommaire que d’une sonate d’automne, mais c’est justement leur remise en question qui a engendré un glissement de style, vers un autre, plus en phase avec leurs convictions actuelles.
Le quatuor a connu bien des turpitudes depuis son dernier long, la formation ayant été quasiment entièrement remaniée. L’enregistrement s’est articulé autour de Mike Marino (basse), Michael Decker (guitare/chant) et Carlos Ojeda (batterie), et la future campagne live pourra compter sur le renfort de Rob Henx à la guitare solo. Mais à trois, les musiciens se sont très bien débrouillés pour trouver un nouveau son. Ils en parlent d’ailleurs sans détour.
Nous voulions créer quelque chose de brut et de concret. La création de cet album a été un processus intense et enrichissant. Cet album incarne ce que nous sommes et ce que nous représentons. Il est incroyablement personnel, pour chacun d’entre nous. Nous avons mis notre cœur dans chaque beat, chaque note. C’est une expédition à travers les hauts et les bas que nous avons connus. Il parle des luttes et des émotions que nous avons dû affronter en tant qu’individus et en tant que collectif.
Si tel est le cas, les BORNBROKEN ont dû passer par des états critiques. La violence et l’oppression de leurs morceaux est si manifeste qu’on en vient presque à ressentir ce qu’ils ont ressenti, et si la colère domine les débats, une petite lumière vient éclairer la pénombre pour laisser filtrer un espoir. Dans un registre taillé dans le marbre, le trio nous entraîne sur la piste d’une hybridation entre MACHINE HEAD, SLIPKNOT et CHIMAIRA, groupes utilisés par l’agence de promotion à très juste titre.
On pense même de temps à autre à un savant mélange entre le SLIPKNOT moderne et le MESHUGGAH le moins mathématique, tant les riffs servent de prétexte à des effusions rythmiques millimétrées. Le parallèle pourra déstabiliser les fans, qui n’étaient guère habitués à telle ambiance, mais lorsqu’ils découvriront la force de persuasion de « How Strong You Are », leurs doutes s’évanouiront d’eux-mêmes.
Le risque de ce genre d’album, à la guitare gravissime et uber-Heavy et au beat appuyé est bien sûr la redondance. On ne l’évite pas, et certains morceaux sont un peu trop calqués les uns sur les autres, à l’image de ce Hardcore métallique moderne qui se contente de balancer la sauce sans chercher à la doser ou l’épicer. Mais une fois ce postulat accepté, la pilule passe plutôt bien, et permet de calmer quelques angoisses. Tendu comme une corde à piano, le groupe vocifère ses états d’âme, et dévisage le futur avec une saine rage. « Conflicting Lies » témoigne de cette guerre intérieure, et nous lamine les tympans d’une ire vocale ouverte et conflictuelle.
Le passé resurgit même en quelques occasions, notamment sur le survolté « Scabs & Scars », qui accélère un peu la cadence pour se rapprocher du Thrash/Death d’antan.
Les automatismes sont calibrés, les changements d’humeur aussi (toujours sombre, mais passant du noir au moins noir), les quelques mélodies insérées à l’économie, mais la recette fonctionne, parfois à un régime intéressant, lorsque « 7 Mondays » réussit la fusion la plus équilibrée entre la haine de SLIPKNOT et le ressentiment de Robb Flynn.
Certains diront que les similitudes avec la bande à Corey Taylor sont parfois un peu trop évidentes. Je ne nierai pas ce fait, mais les canadiens ont le mérite de tenter de retrouver l’impulsion de la bande des neuf sur leurs trois premiers albums, avec moins de folie cacophonique. Cette dernière est remplacée par des ambiances tamisées, et des ambitions progressives sur le long « Fold », avant que la fin de l’album ne répète les formules déjà largement expliquées.
Un changement de cap certainement justifié, en tout cas sincère, mais un mimétisme un peu trop troublant. Souhaitons qu’avec le temps, BORNBROKEN digère ses heurts et ses traumas, pour finalement trouver son style propre. Ainsi, il gagnera en visibilité, et ne pourra plus se plaindre d’être invisible.
Titres de l’album:
01. Time Pays No Respect
02. Am I Invisible
03. Will You Remember
04. How Strong You Are
05. Conflicting Lies
06. Scabs & Scars
07. 7 Mondays
08. Fold
09. Age of Anger
10. The Day I Die Inside
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