Chaque époque a les héros qu’elle mérite. Ça peut sembler péremptoire et hors contexte dit comme ça, et pourtant, c’est absolument en phase avec le propos du moment. Tenez, les seventies devaient leur salut à Superman, Captain America, Inframan et autres Supersonic Man, alors que nous avons droit à Deadpool, Iron Man ou l’équipée cheap des Suicide Squad.
Question de point de vue, même si les costumes sont un peu plus seyants de nos jours…
Mais les années 70 étaient aussi régulièrement secouées d’autres héros, plus musicaux, mais aussi légèrement obnubilés par des préoccupations spatiales, lysergiques et…évolutives.
On connaît tous les PINK FLOYD de la première moitié de cette décennie magique, on a tous écouté les bavardages de Dave Brock à propos des aventures brodées par Moorcock au sein de HAWKWIND, alors je ne vais pas vous faire un topo complet, d’une parce que je ne suis pas un musicologue archéologue encyclopédiste, de deux parce que le thème du jour se situe en appoint de ces références, mais aussi…ailleurs.
Prenons,- pas du tout au hasard - par exemple, le cas du collectif CRIPPLED BLACK PHOENIX. Si d’aventure vous n’aviez jamais entendu parler d’eux (mais au bout de six albums, je me demande si vous n’êtes quand même pas un peu étourdis…), c’est une aventure collégiale née du cerveau fécond et légèrement perturbé par les sons de Justin Greaves. Justin, c’est un peu le super héros de la scène Doom/Sludge mondiale, un mec qui peut étaler sur son CV des références comme IRON MONKEY, ELECTRIC WIZARD, THE VARUKERS, et TEETH OF LIONS RULE THE DIVINE, en plus de son aventure au sein de sa création actuelle.
Depuis 2004, l’homme s’entoure de musiciens de passage, de bras droits assez fidèles, pour l’épauler dans la concrétisation de sa passion pour une musique lourde, progressive, aventureuse et parfois nébuleuse…A ses côtés, en pivot, on retrouve Daniel Änghede (chant et guitare), Mark Furnevall (synthés, claviers et Jean-Michel Jarre attitude), Daisy Chapman (piano et chœurs), Ben Wilsker (batterie), Tom Greenway (basse), Jonas Stålhammar (guitare) et Belinda Kordic (chant et guitare), tout du moins dans la configuration actuelle, puisque la liste exhaustive des collaborateurs du projet est digne du bottin de la Seine Maritime. Voilà pour les présentations, il est maintenant temps de passer au sujet principal de cette chronique, le sixième album de CRIPPLED BLACK PHOENIX, Bronze, dans sa version deluxe je vous prie.
La dernière trace gravée des CBP fut un EP (New Dark Ages, 2015) à la durée déraisonnable, proposant presque une heure de musique décomposée en trois mouvements. Deux morceaux originaux, l’un percutant, l’autre planant, et une appropriation du « Echoes » de PINK FLOYD, que d’aucuns jugèrent plutôt moyenne, franchement ratée ou au contraire sublimée par ce nouveau regard. Je laisse à chacun son interprétation des faits, toujours est-il que cet EP sert donc de base pour repartir sur les nouvelles, les douze pistes de ce Bronze qui s’étale en version longue sur plus d’une heure et quart de sons, d’idées, de mouvements, et de respirations. Après plusieurs écoutes, pas de gros choc, on retrouve l’empreinte colossale du projet à chaque détour de note et de rythmique, et les obnubilations n’ont pas changé d’un iota. Ce qui ne changera pas non plus, c’est le regard des gens sur ce collectif qui finalement, suit une route stellaire bien tracée entre ses propres étoiles de l’esprit, puisque les fans vont continuer d’adorer tandis que les détracteurs prépareront une fois de plus leurs formules les plus lapidaires et vachardes.
Pour être un poil plus sérieux, disons que Bronze fait quand même partie des meilleures réalisations du PHOENIX, qu’il est aussi versatile et bouillonnant que White Light Generator, dont il calque plus ou moins la structure avec sa succession de morceaux (très) longs, d’intermèdes plus brefs, de passages éthérés, de montées de fièvre contrôlées, et finalement, tout ce qui constitue l’essence profonde de ce projet à part.
Ce qu’on reprochait aux albums précédents sera toujours matière à controverse (la complaisance de certains passages instrumentaux un peu trop évidente et futile, quelques systématismes de compositions tirant avec peine le Stoner/Sludge psychédélique de sa torpeur acide, la fixette sur le FLOYD d’Atom Heart Mother et Meddle, et je me cantonne là aux pointages les plus classiques), et ce qu’on y trouvait de meilleur est aussi présent.
Alors, une fois de plus, deux options s’offrent à vous si vous choisissez de pénétrer le monde si étrange de Justin Greaves et de son big bazar. Soit vous acceptez le nouveau projet dans sa globalité, et l’appréhendez comme un voyage que finalement, peu de musiciens sont capables de vous offrir, soit vous l’envisagez comme une collection de chansons qu’il convient de trier pour n’en retirer que vos préférences personnelles.
Je dois avouer que ce second choix n’est pas le mien, puisqu’une fois encore, CRIPPLED BLACK PHOENIX, en utilisant les mêmes recettes, parvient à fasciner pendant plus d’une heure sans dévier d’un iota de sa philosophie.
« Bien que Bronze ne soit pas notre album le plus ambitieux, il va au-delà de ça en misant sur les émotions, comme le faisaient I, Vigilante ou No Sadness or Farewell…Cette fois-ci, ce sont les sentiments et les sons de base qui forment l’ossature de cet album, même dans les moments les plus progressifs. C’est un peu plus Heavy, un peu plus sombre, mais ça reste toujours du CRIPPLED BLACK PHOENIX »
Cette assertion du leader Justin pourrait en fait représenter la chronique la plus honnête de ce sixième album, puisqu’il résume à mots choisis son orientation et son contenu.
Oui, Bronze est sans doute plus humble que la plupart des projets d’antan, et on ressent cette recherche de « vérité » et d’émotions dans des morceaux sublimes comme « Scared And Alone », qui de sa musique Floydienne et de son texte sensible touche notre corde du même nom, ou durant des segments comme le très envoutant « Winning a Losing Battle », qui se rapproche d’une version Heavy d’un ARCHIVE superbe d’ascétisme mélodique progressif.
Si vous souhaitez tomber dans le côté sombre de la force, « No Fun » vous y aidera, et sans rien devoir à Iggy ni aux STOOGES, mais plutôt en payant son tribut conjointement à HAWKWIND et ELECTRIC WIZARD. « We Are The Darkneners » penche aussi du côté OPETH/PARADISE LOST où il va glisser, avec sa rythmique pataude, son chant en lamentations et ses riffs fatigués de devoir vivre pendant presque huit minutes.
Mais Bronze, ce sont aussi des instants plus fugaces et enlevés, comme en témoigne « Champions of Disturbance », et son groove Stoner boueux, ou des emprunts plus ou moins avoué, comme ce riff sur « Turn To Stone » qui ressemble à s’y méprendre à celui de « Have a Cigar » des FLOYD qu’on trouvait sur Wish You Were Here.
Quelques errances synthétiques, pour ne pas perdre le fil d’Ariane du cosmos (l’intro interminable du vortex « Dead Imperial Bastard »), des incartades bluesy sublimes d’émotion, comme si GRAVEYARD tapait le bœuf dans la solitude de la nuit avec GOLDFRAPP (« Rotten Memories »), et le compte est pratiquement bon.
Vous retrouvez aussi sur cette édition deluxe deux bonus tracks, « A Future Shock », pas franchement passionnant dans son côté leftover sidéral un peu brouillon et timide, et « Denisovans », gros Blues Sludge à la production étouffée, mais à l’ambiance prenante et « brute ».
« Je suis fier de ce que nous avons accompli. Cet album représente un gros pas en avant vers un avenir solide, et surtout, un bon gros doigt à la face de ces deux dernières années. Et surtout, un constat honnête. Et c’est le plus important dans une époque où la musique n’est qu’une succession de clichés, de gimmicks et autres stratégies marketing »
Cet avenir justement rendra son verdict, mais Bronze, sans faux fuyants, assume le passé et se tourne vers le futur, sans rien renier, ni ses propres racines, ni sa fanbase la plus dévouée.
Et c’est en effet ce qui le rend si important, et attachant, outre sa versatilité délicieuse et ses morceaux aussi vivants qu’ils ne sont indéfinissables.
De l’émotion, de la lumière, des ténèbres, et finalement, une déambulation entre la créativité d’un PINK FLOYD, la folie d’un HAWKWIND, le sens de l’aventure d’ARCHIVE et la puissance lourde d’un ELECTRIC WIZARD à l’esprit pas encore trop embué par la fumée.
La parole de Justin est d’argent, mais la musique de Bronze est d’or.
Titres de l'album:
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