Bartolomé de Las Casas fut le premier homme de foi à déclarer l’universalité des droits de l’homme, il y a de cela quelques siècles. Il a aussi participé à la colonisation des Amériques aux côtés de Nicolas de Ovando , remplaçant de Christophe Colomb, mais devant la barbarie organisée de cette pratique, il se tourna vers les ordres, et intégra les dominicains, où il fut ordonné prêtre à Saint-Domingue, avant de devenir évêque de San Cristobal, ville plantée au milieu d’une province très pauvre. Il écrira un texte engagé et profondément humaniste, Très brève relation sur la destruction des Indes, dans lequel on lira ce passage :
« Les lois, les règles naturelles et les droits des hommes sont communs à toutes les nations, chrétiennes et gentilles, et quels que soient leur secte, loi, état, couleur et condition, sans aucune différence »
Ecrites il y a quelques siècles, ces lignes représentaient déjà un choc frontal pour les religions européennes actives. Mais des siècles à postériori, elles retrouvent un écho funeste dans notre époque gangrénée par l’importance mortelle que recouvre le mélange de religion et de terrorisme qui justifie des actes barbares…Alors, Casas, visionnaire ? Ou simple humaniste convaincu horrifié du sort réservé aux tribus que les colons voulaient christianiser à tout prix ?
Les deux.
Mais ce qu’il n’aurait jamais pu prévoir, c’est qu’en 2014, un homme et ses acolytes emprunteraient son nom pour produire une des musiques les plus abrasives et dissonantes d’un début de siècle.
Jackson Kovalchik vient de Brooklyn, NYC. Epaulé de Gabe Kates-Shaw à la guitare, de Liam Quinn à la batterie, et de Matt Scott à la basse et à la production, il hurle, multiplie les arrangements sonores stridents, crie, harangue, effraie, et accessoirement triture les sons les plus irritants pour produire la musique la plus agressive, la plus lourde, et la plus « inconfortable » possible.
Et dire qu’il touche au but est un délicieux euphémisme…
Déjà responsable d’un nombre conséquent de sorties (live, démo, split, enfin tous les formats possibles), CASAS nous offre donc aujourd’hui la nouvelle étape sur son chemin de croix avec cet EP/LP éponyme, qui pendant plus de trente minutes, tente de retranscrire la douleur de peuples face à l’adversité, et surtout, face à l’ignominie pseudo civilisée qui voulut de force les convertir à sa foi.
Pour ce faire, Jackson et les siens usent de toutes les armes possibles. Le feedback, évidemment, érigé en tant qu’arme de dissuasion majeure et suremployé tout au long des cinq (longues) pistes. Des riffs, les plus sombres et épais possibles, qui ne dévient que très rarement de leur trajectoire Doom/Sludge, et qui mutilent la distorsion pour la pousser dans ses derniers retranchements.
Une rythmique, à cheval entre pulsion cardiaque et litanie de mort, qui martèle des blanches blafardes sur fond de silence parfois, et souvent même, éprouvant.
Et bien sûr, un chant, époumoné, à l’agonie, qui vitupère en arrière-plan tel une armée de fantômes hantant leurs bourreaux.
Et le résultat, une fois assemblé, est comme vous l’imaginerez sans peine, assez effrayant.
Il est d’ailleurs fort bien résumé par « Hojeda's Promise », entame de plus de douze minutes qui place tous les éléments dans l’ordre, et annonce les traumas à venir. Pesanteur et oppression, claustrophobie et promesses non tenues, c’est un voyage dans le passé et à travers toutes les fausses vérités énoncées afin d’endormir la méfiance de prétendus « sauvages », pour mieux leur voler leur terre et leurs richesses.
D’où ce Doom bruitiste à tendance Sludge vraiment crade qui écorche les haut-parleurs et qui broie les tympans de dissonances et de stridences qui noient les instruments dans leur flot de bile. On pourrait même par extension parler d’une forme très primitive de BM lo-fi poussé à son extrême, si l’ambiance Hardcore des bas-fonds de Brooklyn n’exsudait pas par tous les pores…
« Malignancy, 1493 » semble résister à la pression et emprunter le même chemin, mais son final apocalyptique en blasts fatigués indique que la violence et la vilénie sous-jacente sont toujours promptes à exploser au visage de l’auditeur.
Ce même visage, sans doute tuméfié et incrédule mange soudainement en pleine face l’interlude Ambient et bruitiste « Hawk’s Bell », qui ne fait cas d’aucune musicalité pour sombrer dans le chaos d’un bruit sourd et blanc qui ne cherche qu’à provoquer et irriter.
Et le message est fort bien reçu…On pense à EINSTURZENDE NEUBAUTEN, THROBBING GRISTLE et toute la vague industrielle du début des années 80, ce que paraît confirmer implicitement «Heavy Yoke They Wore » qui relègue les premiers cris des SWANS dans les oubliettes de la tendresse urbaine.
Le leitmotiv du projet prend alors tout son sens, jouer Heavy, pour sonner le plus lourd possible. Et la superposition d’un beat énorme et lent et de strates sonores suraiguës fonctionne en ce sens, tandis que la guitare peine à imposer un motif abyssal, triste cérémonie funèbre d’une histoire qu’on ne réécrira pas.
Crescendo de violence en ruptures de rythme, et « The Rapture Of Non-Christians » d’évoquer avec horreur les exactions physiques commises à l’encontre de ces peuples colonisés, torturés et asservis, via un infâme Drone/Ambient, capable de ridiculiser les plus abjectes exactions Black/Noise de la création. Hurlements catatoniques, grondement d’arrière-plan, arythmie totale, pour un final en forme de snuff auditif qui colle vraiment la chair de poule.
Nul doute que la colère de Bartolomé de Las Casas aurait pu se matérialiser en ce chaos mécanique proposé par l’éponyme Casas. Et nul doute que la plupart d’entre vous rejetteront cet album, beaucoup trop abrasif et brut pour le plus grand dénominateur commun. Mais je ne crois pas trop m’avancer en affirmant que tel n’était pas le but de CASAS en enregistrant cette musique.
Comme le but de Bartolomé n’était pas de mettre à genoux des hommes, des femmes, des enfants, pour les plier aux lois d’un Dieu qu’ils ne reconnaissaient pas.
Titres de l'album:
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