Power Metal, Metal progressif, les deux genres se confondent et se complètent à merveille, pour peu qu’ils soient pratiqués par de vrais amoureux du genre et non des maniaques du brossage de poil dans le sens des aiguilles d’une montre. Et entre les déferlantes Djent et les crises d’onanisme d’instrumentistes en mal de flagornerie égocentrique, le tri peut vite se transformer en tâche herculéenne pour le chaland lambda, qui aura bien du mal à faire la différence entre un produit calibré pour mousser la mayonnaise et une véritable œuvre ciselée dans le respect des exigences du fan. Mais le fan justement n’est pas dupe, et ce pour plusieurs raisons. D’une part parce qu’il pratique les genres depuis longtemps, et d’autre part, parce qu’il sait reconnaître des noms susceptibles de l’aiguiller sur la bonne piste. Et lorsqu’il y a trois ans, celui de GHOST SHIP OCTAVIUS est sorti du chapeau du destin sans crier gare, les esthètes ont rapidement compris que le concept allait leur offrir une complétude, et non un simple exutoire pour décharge mentale stérile. Il faut dire qu’avec des musiciens de la trempe de Van Williams et Matt Wicklund, impossible de s’attendre à autre chose que de l’excellence musicale. Les deux compères ont un bagage suffisamment fourni pour ne pas qu’on les oublie sur le quai de la gare des souvenirs, et la mémoire justement n’a pas occulté leur parcours individuel et collectif au sein de NEVERMORE ou GOD FORBID. Deux mastodontes du Metal US encore une fois en goguette, pour un premier LP éponyme qui avait placé les attentes à un niveau stratosphérique, et qui confirmait justement que certains acteurs de la scène pouvaient toujours surprendre par leur talent, et pas seulement par leurs performances. Depuis, des tragédies, et la perte de Warrel Dane en décembre 2017, chanteur remarquable avec lequel les deux hommes avaient travaillé au sein de NEVERMORE ou pour ses projets en solo. Trois années donc séparent Ghost Ship Octavius de ce Delirium, et autant dire qu’on le sent à l’écoute de ces onze morceaux qui exhalent un parfum doux-amer de perte incommensurable, que l’intention soit consciente ou pas.
Distribué cette fois-ci par le label danois Mighty Music, après avoir connu une sortie en indépendant cette année, Delirium va donc bénéficier d’une exposition à la hauteur de ses qualités, qui une fois encore dépassent l’entendement. Pourtant, et c’est de notoriété publique, le style reste assez hermétique et imperméable à toute évolution, n’acceptant que des avancées techniques et des améliorations harmoniques. Et sous cet aspect-là, ce second longue-durée n’en est que plus remarquable, puisqu’il se pose en nouvelle pierre de rosette du Power Metal progressif, synthétisant la hargne et la complexité puissante des deux anciens groupes impliqués, et la préciosité d’un DREAM THEATER, le tout nuancé d’une épaisse couche de mysticisme que le QUEENSRYCHE des derniers jours propage avec un savoir-faire unique. La quintessence donc d’un Metal intelligent, subtilement dramatique et terriblement emphatique, qui se veut incarnation opératique d’inspiration presque grecque dans son développement, et qui nous entraîne sur des rivages musicaux partagés entre ombre et lumière, pour une dualité vitale transposée dans un vocable instrumental. Et si bien sûr le niveau technique des protagonistes permet toutes les audaces de composition, c’est surtout l’efficacité qui frappe à l’écoute, une efficacité qui se veut effectivement modulée, sinueuse et variée, pour ne pas que toutes les entrées se ressemblent et s’assemblent les unes aux autres dans une indifférence générale. Et il est justement très difficile de résister à cette inondation d’informations, transformant de fait cet album en délire organisé, celui de créatifs ne s’étant imposé d’autre limite que celle de leur imagination.
Nous avons donc droit à tout, mais surtout à un héritage par prolongement du règne de NEVERMORE qui trouve évidemment ici un écho palpable et fantastique, malgré l’absence cruelle de Warrel Dane au micro, que le lyrique et puissant Adon Fanion (ASHES OF ARES) tente de faire oublier de son vibrato naturel. Et malgré le caractère convaincant des lignes vocales de ce LP, les plus pointilleux ne manqueront pas de souligner que le chanteur a parfois tendance à en faire trop, surchargeant un background instrumental déjà très dense, et rappelant parfois les atermoiements les moins pardonnables de James LaBrie en live. Mais avec des cadors de l’envergure de Van Williams et Matt Wicklund en soutien, Adon peut se permettre d’en faire un peu trop, tant les deux hommes ont décidé de tout donner pour satisfaire leur public, et pour susciter des émotions complémentaires et viscérales. Epaissies d’arrangements ludiques et pertinents, les onze chansons de cette suite en dramaturgie majeure se posent donc en voyage aux confins des possibles, et transcendent le Power Metal de base pour lui faire épouser les contours du progressif, sans tomber dans le piège facile de la démonstration excessive. Se basant sur des riffs incroyablement percutants, GHOST SHIP OCTAVIUS est toujours capable, à l’instar des FATES WARNING et autres PAIN OF SALVATION de passer d’une attaque franche et noircie à la poix comme « Turned To Ice » à une digression beaucoup plus légère et mélodiquement ambiguë comme « Ghost In The Well », sans pencher trop en avant vers le ravin Thrash ou glisser sur une flaque de mièvrerie. Et si l’ombre de QUEENSRYCHE plane très bas sur les interventions les plus variées et modulées, celle de NEVERMORE plonge le projet dans l’ombre du passé pour lui permettre d’espérer au soleil de demain, tant on a parfois le sentiment que Delirium, en prolongement de Ghost Ship Octavius, est le chapitre suivant d’une saga qui a connu son terme en 2010 avec The Obsidian Conspiracy.
Du NEVERMORE dans le texte, c’est inévitable eut égard au CV de Van Williams, mais pas seulement, et surtout, une progression flagrante depuis l’effort initial, puisque ce successeur se permet de lui ternir la dragée haute dans tous les secteurs, y compris celui de l’interprétation, pourtant déjà au-dessus de tout soupçon. Mais lorsque l’oreille se trouve envoutée par l’alambiqué « Far Below », elle sait et comprend que la progression est manifeste, et que le trio de tête s’approche encore plus de la perfection. Polyrythmie, guitares qui serpentent entre des arpèges fragiles et des riffs en acier trempé, volutes vocales qui dérivent comme des nuages au-dessus d’une âme en peine, pour un festival de sensations, chœurs veloutés à l’appui d’une double grosse caisse qui n’en rajoute jamais et qui n’intervient qu’au moment idoine. Mais face à l’immaculée conception de ce LP exempt de tout reproche, il est difficile de ne pas mettre tous les morceaux en avant, qu’ils choisissent de bousculer avec force et fougue (« Saturnine »), ou qu’ils préfèrent temporiser et nous entraîner dans un espace-temps différent, au sein duquel la beauté et la lucidité s’affrontent dans un perpétuel ballet de sentiments (« The Maze », qui fait parfois penser à THE KORDZ, et parfois à THE TEA PARTY). Et malgré l’heure de jeu imposée, jamais l’ennui ne fait mine de se montrer, puisque les compositeurs ont pris soin de laisser un choix conséquent, et d’agrémenter chaque entrée d’une multitude de détails chamarrés (les guitares en cocotte de « Bleeding On The Horns » doublées de chœurs presque Pop, les écrasements rythmiques hollywoodiens de « Chosen » qui laissent soudainement une basse ondulée glisser). Et en terminant la pièce sur un épilogue comme « Burn The Ladder » qui une fois encore se souvient du QUEENSRYCHE le plus précieux, GHOST SHIP OCTAVIUS nous tient en haleine jusqu’à la dernière minute, et provoque le désir, et surtout, le plaisir de savoir qu’après une centaine d’écoutes, Delirium continuera de surprendre et de satisfaire. Parce que le talent est un don de Dieu, mais qui a besoin d’être entretenu pour continuer à éblouir.
Titres de l’album :
1. Turned to Ice
2. Ocean Of Memories
3. Saturnine
4. Delirium
5. Ghost In The Well
6. Chosen
7. Edge Of Time
8. Far Belween
9. The Maze
10. Bleeding On The Horns
11. Burn The Ladder
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