Go Be Forgotten

Krallice

21/11/2017

Autoproduction

Peut-on être productif et génial ? Question insidieuse, puisqu’elle induit une réponse évidente, voire un accord tacite passé entre vous et moi, réponse positive évidemment, sinon, le problème ne vaudrait pas la peine d’être soulevé. D’autant plus qu’il s’accompagne d’une nuance. En effet, je n’ai aucunement affirmé un quelconque systématisme dans la qualité du travail, mais bien une régularité notable, ce qui est un point de taille. On pourrait évidemment se reposer sur des exemples fameux, ceux qui nous concernent directement ou moins, en évoquant les cas de Frank ZAPPA, de Devin TOWNSEND, de BUCKETHEAD, Mories, et tant d’autres qui nous inondent de leurs créations d’année en année, sans mettre la pédale douce sur la productivité. Mais sans rester à la surface, il est aussi possible de plonger dans les tréfonds de l’underground pour trouver des images parlantes, tant les styles qui l’animent se gaussent d’une quelconque raison et d’une quelconque mesure, publiant tout ce qui passe par leur tête encombrée pour nous satisfaire, ou nous ennuyer parfois. Le BM est un cas d’école. Si beaucoup de ses acteurs visent la parcimonie, et préfèrent éditer au compte-goutte leur travail, d’autres n’hésitent pas au contraire à jouer la surenchère, sans jamais manquer d’imagination. Et en abordant l’allusion de plus près, le nom des KRALLICE finirait immanquablement sur le tapis des négociations. Pensez-donc, huit albums en onze ans d’existence, et surtout, deux cette même année, annoncés en amont à quelques mois d’intervalles, et qui ont respecté la deadline. Et le niveau d’exigence. Performance ? Dans le cas des new-yorkais, c’était une évidence, mais on ne pensait peut-être pas qu’elle nous frapperait aussi fort. Mais il faut l’admettre, un mois à peine après le choc Loüm, Go Be Forgotten débarque, et ne démentira pas le concert de louanges entonné il y a peu, bien au contraire. Tellement même que certains croient déjà y voir leur grand-œuvre, sans laisser le temps faire son affaire.

Mais gageons que celui-ci finira très vite par confirmer tout le bien que la presse spécialisé pense de cette œuvre, encore plus impénétrable que le reste d’un répertoire déjà fortement abscons.

Certes Loüm ne durait qu’une petite demi-heure, et semblait une évidence. Au regard des exploits accomplis par le passé, ceux notés sur Years Past Matter, Ygg Huur ou Prelapsarian, il restait dans des balises supérieures assez remarquables, mais pas forcément étonnantes. On se demandait même de quoi le quatuor allait agrémenter son successeur, alors même qu’on concevait déjà les deux LP comme une longue suite scindée en deux actes, de façon plus qu’aléatoire. Et à l’écoute de ce huitième album studio de Mick Barr, Colin Marston, Nicholas McMaster et Lev Weinstein, on se dit que finalement, on avait peut-être raison. Les deux auraient pu être réunis sur un double album/table de loi qui aurait enterré toute la concurrence, laissant reposer son corps pourri sous une épaisse couche de terre aride sur laquelle aucune fleur ne pousserait. J’avais en son temps dit le plus grand bien de Prelapsarian, qui méritait selon moi une attention toute particulière, comme toutes les étapes du long parcours des américains. J’avais même frisé l’épuisement de superlatifs pour en décrire le contenu, mais j’étais parvenu à coucher sur feuille le dithyrambe que l’effort méritait, de justesse, mais satisfait de ma prose à l’agonie. J’étais loin d’imaginer alors qu’il me faudrait faire preuve de trésors d’ingéniosité pour recommencer l’expérience, et la mener à terme concernant Go Be Forgotten, qui fait montre des mêmes capacités/possibilités/éventualités pour toucher au miracle, sans en donner l’impression. En effet, pour les novices et néophytes, ce longue-durée s’apparentera à une énième extraction BM d’avant-garde (ou pas d’ailleurs) comme une autre, pompeuse, nébuleuse, sur laquelle les instrumentistes semblent se livrer à une joute technique un peu irréaliste, et surtout, sans réelle motivation. Pourtant, la motivation est palpable ici, celle qui souhaite repousser les limites d’un genre qui n’en admet aucune, et qui pourtant doit respecter le cahier des charges. On y retrouve ces rythmiques hallucinantes de précision, ces riffs de folie qui nous embarquent aux confins du Black-Jazz, ces hurlements stridents qui sont la trademark des déments, ces breaks qui tombent pile là où on ne le attendait plus, et ces successions de plans en overdose qui nous font exploser le cœur et les oreilles d’une surdose d’idées qui forment un ballet d’outrance revendiqué. Mais on y trouve plus. On y trouve la vraie folie des vrais créateurs, qui tard, ou de bonne heure, ne supportent pas la modération, encore moins la compromission, et qui continuent d’avancer alors même que leur corps leur intime l’ordre de s’arrêter.

Dès « This Forest For Which We Have Killed » et ses interférences introductives, tout est dit, ou presque. Nous restons dans la continuité d’un Loüm auquel Dave Edwardson en rupture de NEUROSIS avait collaboré, et cette rythmique en pluie de percussions soulignant le fiel d’une guitare acide tournoyant comme un poison dans une fiole prouve que KRALLICE n’a aucunement besoin d ‘un gimmick en collaboration extérieure pour enrichir sa violence, encore moins pour se montrer persuasif. D’un tempo qui semble faire fi de toute raison de vitesse à des riffs qui s’entortillent autour de la gorge, l’art séculaire des américains pour rendre tangible la véhémence est intact, et ne semble pas souffrir du rapprochement temporel entre les deux volets. Ces deux volets sont d’ailleurs cohérents, coexistant, en prolongement, mais sans jouer la répétition en overdose. Si certains thèmes se découvrent et rapprochent leur intimité, d’autres au contraire ouvrent (encore) de nouvelles perspectives, comme ceux dénichés sur la commode aux multiples tiroirs « Go Be Forgotten ». En un peu plus de dix minutes, le quatuor prouve la pertinence de sa démarche, d’une basse vengeresse qui démontre toute l’importance de cet instrument pivot au sein d’une structure extrême (de la même façon d’ailleurs qu’Edwardson le prouvait dans son groupe originel, coïncidence…), et de brisures d’avancée qui donnent au chaos ambiant un volume assez édifiant. Et la litanie égrène ses chapitres, d’intermèdes brefs mais tout aussi cruciaux (« Failed Visionary Cults », « Chaos Of The Living » propre à faire passer les premiers BATHORY pour de sympathiques saluts de la main gauche sur le chemin de droite), en longues suites cauchemardesques qui embrument nos nuits d’un linceul de douceur infinie (« Quadripartite Mirror Realm », pause doucereuse et qui pourtant laisse les pensées malheureuses de ses mélodies inquiétantes et ombrageuses), pour une quête de l’absolu, qui finit par trouver son acmé dans une dernière intervention apocalyptique.

Pour beaucoup, « Ground Prayer » restera ce que les new-yorkais auront produit de plus accompli, de plus ambitieux, de moins contenu, à tel point qu’on aurait bien rebaptisé le morceau « Ground Breaker », tant il s’évertue à casser le schéma de sa morgue tout sauf condescendante. C’est éminemment violent, évidemment technique et innovant, et pourtant, rien de vraiment nouveau n’en émerge, comme si cette fontaine d’idées inépuisable se renouvelait d’elle-même. Les guitares sont de plus en plus engluées dans des imbrications inextricables, le duo basse/batterie donne le vertige de son culot, et le tout se cimente sans effort, comme si tous ces plans, breaks, silences étaient logiquement faits pour être fondus dans un même Metal. Louable, remarquable, impressionnant, et finalement, rassurant. Non, la productivité n’a en rien entamé les capacités de KRALLICE, et le monstre pluriforme reste le plus menaçant et terrifiant des abysses de l’underground, monde qu’il ne quittera sans doute jamais. Alors oui, on peut être extrêmement productif, et génial dans l’extrême. C’est ce que semble s’évertuer à souligner ce Go Be Forgotten, qui aura beau faire ce qu’il peut, mais ne parviendra jamais à se faire oublier. La seule question restant en suspens est celle-ci :

Jusqu’où ces malades seront-ils capables de voler sans s’autodétruire en plein vol plané ?


Titres de l'album:

  1. This Forest For Which We Have Killed
  2. Failed Visionary Cults
  3. Go Be Forgotten
  4. Chaos of the Living
  5. Quadripartite Mirror Realm
  6. Ground Prayer
  7. Outro

Bandcamp officiel


par mortne2001 le 12/12/2017 à 14:54
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