Beaucoup les attendaient au tournant, mais peu savaient vraiment à quoi s’attendre. Il faut dire que donner une suite au monumental et fourni Triangle n’était pas chose aisée, tant ce triple album redéfinissait pour le meilleur l’approche suisse de l’équation Black Metal moderne. Il y a deux ans, le quatuor avait trouvé une échappatoire facile sous la forme d’un EP toujours aussi intriguant (et en une demi-heure, méchamment dense pour le format), mais les musiciens savaient très bien que le moment du grand passage allait venir, et qu’il leur fallait préparer leur retour sous les ténèbres. Chris S.R., l’esthète maudit n’a jamais voulu brader son art, mais bien le sublimer. Aller chercher de nouvelles sonorités, explorer d’autres directions, pour enrichir, quitte à opacifier, pour ne pas stagner, refléter la beauté de la mort, la complexité de la vie en tant que passage obligé, et surtout, ne pas stagner artistiquement, alors même que son groupe était responsable d’un des triptyques les plus mystiques de la grande aventure du BM. Et aujourd’hui, la réponse est sous nos oreilles, claire dans le fond, mais étrange dans la forme. Revenant à une formule plus synthétique, mais à peine plus condensée, SCHAMMASCH nous offre donc la suite que l’on espérait tant, et qui finalement, se montre largement à la hauteur des attentes. Introduit par la pianiste classique Lillian Liu, Hearts of No Light est donc le cœur de lumière sombre que nous entendons battre, ce cœur en chœur d’église personnelle dans laquelle aucune des prières ne se voit exaucée. Car les prières n’ont pas de valeur dans le cœur des suisses, seul le travail et la patience sont des vertus, et rien n’est obtenu gratuitement, par miracle. Et le fait que ce quatrième LP tienne aisément la comparaison avec la référence Triangle n’en est pas un non plus. C’est simplement le fruit de trois années de passion, de patience, d’élaboration, et d’amour pour un art qui décidément, ne sera jamais réduit à sa fonction de divertissement.
Si le Black Metal n’était pas la forme la plus riche de l’extrême, il serait presque vulgarisant d’y classer le désormais quintet (C.S.R - guitare/chant, M.A - guitare, J.B - guitare, A.T - basse et B.A.W - batterie). Mais le Black étant ce qu’il est, il n’est pas étonnant de pouvoir y affilier un musicien comme Chris S.R. qui depuis longtemps à choisi la vie et la mort, et la beauté et la laideur comme thématiques principales. En neuf morceaux et presque soixante-dix minutes, SCHAMMASCH franchit encore de nouvelles frontières dans la grandiloquence et la démesure, et nous offre l’un des albums les plus accomplis de sa carrière, sinon le plus accompli. Pourtant, et ce malgré les moyens mis en œuvre (production dantesque, niveau instrumental bluffant), Hearts of No Light n’est rien de moins que le pari le plus risqué tenté par les originaires de Bâle. Avec de très longues séquences instrumentales, une gravité permanente, des inserts Heavy plus que voyants et un classicisme de plus en plus discret, les chances de séduire une large frange du public extrême n’en étaient que plus minces. Mais SCHAMMASCH n’a jamais fait aucun compromis pour séduire, et continue d’utiliser des approches divergentes, des rythmiques martiales, des dissonances qui choquent les oreilles, un peu de la même façon qu’avait Tom Warrior dans les années 80 de prendre systématiquement ses fans à contrepied. Non que la comparaison CELTIC FROST/SCHAMMASCH soit totalement pertinente, mais les deux têtes pensantes ont cette affection pour la liberté de choix, que l’on sent clairement sur un morceau aussi étrange que « I Burn Within You », qui n’aurait pas dépareillé sur le mythique Into The Pandemonium. On y retrouve le même penchant pour le dramatisme, la même envie lyrique d’incarner des sentiments et non de se contenter de les traduire en musique, et il n’est guère étonnant de retrouver Aldrahn des inclassables DØDHEIMSGARD venu prêter main forte en déclamant ses vers d’une voix investie et shakespearienne. Certes, là encore SCHAMMASCH n’est pas DØDHEIMSGARD, pas plus qu’il n’est la réincarnation tardive de CELTIC FROST, mais on ne peut s’empêcher de constater que les trois groupes ont suivi leur carrière sans se préoccuper du qu’en dira-t-on. Et de fait, Hearts of No Light est un nouveau chef d’œuvre à ajouter à la courte liste des véritables œuvres avant-gardistes.
De l’avant-garde oui, mais intelligente. Pas celle qui ose tout et n’importe quoi sous le seul prétexte d’être différent, celle que pratiquent les artistes différents par nature. On n’accouche pas d’un monstre comme « Ego Sum Omega » par pure provocation. On compose ce morceau naturellement, parce qu’on a le talent nécessaire pour aller plus loin que la plèbe, parce qu’on est capable d’empiler les strates de sons tout en laissant l’auditeur percevoir chaque couche, et parce qu’on ne souhaite pas forcément coller à l’éthique Black Metal. D’ailleurs, ce titre en est-il encore ? La question se pose, tant sa structure, son développé en appellent tout simplement à l’extrême, qu’il soit par touches fugaces Industriel, sombre, ou martial. En choisissant de jouer la parcimonie vocale, Chris S.R donne à chacune de ses interventions l’importance d’un commandement au sommet du mont Sinaï, ou d’un avertissement d’apocalypse au fond d’une inhumanité qui n’essaie plus d’éviter le précipice. Et voilà d’ailleurs ce que représente ce quatrième album, une version très personnelle des trompettes de Jéricho, les quatre cavaliers de l’apocalypse lancés sur terre, et le début de l’Armageddon. Impossible de ne pas y songer malgré des inserts plus apaisés comme « A Bridge Ablaze », qui annonce avec beaucoup de sournoiserie le terrifiant « Qadmon‘s Heir », l’un des titres les plus violents du lot. Encore une fois, cet empilement de sons qui tournoient, qui plaquent, qui grondent, superposés à des mélodies venues de l’au-delà, le tout recouvert de lignes vocales en quasi rythmique verbale font de cet album une expérience plus qu’une simple écoute, une immersion dans la fin d’une humanité époumonée et pourtant sidérée de prendre acte de sa mort annoncée.
La beauté de la vie et de la mort, ce cycle naturel, épouse parfaitement les contours de bizarreries comme « A Paradigm Of Beauty ». Tempo dansant après une longue intro bruitiste à la EINSTURZENDE NEUBAUTEN, allusions à OPETH et PARADISE LOST, évocation d’un Post Metal plus vrai que nature, la diversité de l’existence est donc parfaitement illustrée. Et s’il serait facile de résumer toute l’affaire à son final dantesque « Innermost, Lowermost Abyss », et rien ne vous en empêche. Ces quinze ultimes minutes sont justement le parangon d’un travail de titan, sa concrétisation synthétique, et sans doute la seule manière de clôturer une entreprise aussi ambitieuse. Percussions tribales, piano en contrepoint discret, guitares claires, on se croirait presque chez NEUROSIS, jusqu’à cette scission intermédiaire nous entraînant au purgatoire. Avec quelques minutes de coda sombre, SCHAMMASCH met un terme à son quatrième longue-durée, et prend acte de notre pitoyable épilogue. Hearts of No Light n’est donc rien de moins que la bande-son d’une apocalypse prévue de longue date, et l’achèvement d’une carrière qu’on sent pourtant encore riche de surprises. Ce qui n’est pas le moindre des paradoxes.
Titres de l’album :
01. Winds That Pierce The Silence
02. Ego Sum Omega
03. A Bridge Ablaze
04. Qadmon‘s Heir
05. Rays Like Razors
06. I Burn Within You
07. A Paradigm Of Beauty
08. Katabasis
09. Innermost, Lowermost Abyss
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