Faire du BM expérimental, ou, osons le terme, « d’avant-garde », est chose aussi risquée que paravent rassurant. Pour ceux réfléchissant à un concept et des desseins clairs, la gageure est très difficile à relever, mais cathartique et gratifiante, tout autant pour eux que pour le style qu’ils défendent. Pour les seconds, c’est la facilité, c’est la possibilité d’excuser une incapacité à composer de vrais morceaux en enrobant la démarche d’une fausse aura de mystère finalement pas plus convaincante ou effrayante qu’un film d’horreur de série Z. Sonorités cheap, atmosphères travaillées au synthé d’occasion, textes lénifiants et effets rebutants, toutes les excuses ne sont pas bonnes et aboutissent à des albums bâclés, la plupart du temps enregistrés at home sur une carte son à peine potable.
Mais lorsque des musiciens se donnent du mal pour repousser les limites d’un genre déjà si extrême qu’il en devient difficile d’en apercevoir les frontières, la musique prend une autre dimension, et se veut art global et non plus simple exutoire à une violence intérieure.
Dès lors, comment faire la différence entre les deux puisque les goûts et les couleurs de chacun sont autant de repères fluctuants et dépendants d’une tolérance ou d’une condescendance indiscutable ? Le copinage et le désir d’aller encore plus profond que le plus underground des projets, la recherche de l’ultime du désagréable et de l’irritant pour choquer le bourgeois (piège dans lequel je suis tombé plus d’une fois je l’admets), autant de facteurs qui faussent la donne, et finalement, seule votre sensibilité et votre acuité artistique seront juges de la pertinence d’une démarche ou non.
Les Américains d’ECORCHE ont donc opté pour une voie complexe, et ce, depuis leur création. Bâtissant leur histoire sur celle d’un folklore français hérité du 18ème siècle, ils ont choisi de s’incarner autour de la vie et l’art du célèbre anatomiste Honoré Fragonard, qui élabora une technique de conservation des corps qu’il mettait en scène dans des postures tragiques, et dont les techniques sont encore aujourd’hui sujettes à questionnement et interrogation.
Depuis leur création en 2006, les originaires de Pennsylvanie n’ont eu de cesse d’expérimenter eux-aussi, triturant les composantes de base du Black Metal pour lui faire épouser les formes de l’Indus, du Dark Metal, et ainsi aboutir à un hybride tout à fait personnel qui fait leur marque de fabrique depuis plus de 10 ans. Leur discographie est à ce jour riche de quatre longue durée (Kunstkammer en 2014, Necrotic Minds en 2015, Deep In The Ground la même année et donc ce petit dernier, Inferno en 2017), d’une poignée de EP et de splits (en compagnie des SAR NATH et THE ABYSMAL GATE), et leur parcours d’une régularité exemplaire nous permet de constater les progrès accomplis au fur et à mesure dans leur quête d’unicité qui trouve en ce mois de mai un nouvel achèvement, pour un de leurs travaux les plus exigeants et grandiloquents.
Beaucoup ne comprendront certainement pas la démarche artistique des Américains. Et si leurs pages officielles recensent quelques influences qui sont irréfutables dans le fond, et dans la forme pour certaines (SKINNY PUPPY, DE SILENCE ET D'OMBRE, GNAW THEIR TONGUES, ADERLATING, THE BEAST OF THE APOCALYPSE), il est impératif de comprendre avant d’aborder l’écoute d’un de leurs albums qu’ils disposent déjà d’une identité propre et affirmée, qu’aucune référence ne saurait baliser avec précision.
Pour se vouloir plus clair, le BM des ECORCHE est à l’image des statues figées de Fragonard. Pluriforme, aussi évolutif et sans limite qu’il n’est formel et respectueux des codes, impressionnant vu de près, mais très difficile à disséquer pour en comprendre les mécanismes progressifs.
On y retrouve des éléments de Black Indus, d’Indus tout court, d’Avant-garde abrasive, des rythmes synthétiques martiaux, des ambiances mortifères, une dualité vocale assez envoutante en soi, et surtout, un art consommé du contre-pied qui permet à des morceaux dont la longueur est parfois indécente de progresser d’idée en idée sans donner le sentiment de se perdre dans ses propres arguments.
Et si Inferno, leur dernier effort, n’évite pas le piège de la redondance à outrance parfois (notamment dans ses riffs et sa boîte à rythme qui peine un peu parfois à convaincre), il est impossible toutefois de les accuser de vouloir nous prendre de revers, puisque cet album débute par son titre le plus long et enchevêtré, « Abandon All Hope (River Of The Dead) », et ses quasi douze minutes qui nous plongent dans les flammes de l’enfer de Dante sans prendre aucune précaution.
Débauche de violence, opposition de thèmes, chant théâtral, guitares sombres et pourtant cathartiques, breaks qui s’amoncèlent comme les cris des suppliciés, l’expérience est intégrale et l’immersion totale dès les premières secondes, un peu comme si le BM scandinave le plus épanoui des 90’s (DISSECTION, EMPEROR) s’intégrait dans une structure fantomatique abstraite à la GNAW THEIR TONGUES en abandonnant ses mélodies en route.
Aucun morceau ne passant sous la barre des six minutes, il est évident qu’Inferno demande beaucoup d’efforts pour tenter d’être apprivoisé, le tout en vain puisqu’il se veut liberté de création totale. Il sera très difficile pour les moins complaisants d’entre vous de faire la différence entre excès de facilité bricolée et tentative artistique boursouflée (« The Heretic’s Plea (Woods Of Suicide) », dont les assemblages sont parfois un peu bancals et paraissent plus subis qu’imposés), mais on ne peut réfuter le travail accompli par les deux musiciens qui ne se contentent pas de recycler des méthodes de fabrication trop éprouvées pour imposer leur vision.
On pense parfois à un mélange d’outre-tombe entre les FRONTLINE ASSEMBLY, THE CNK et THE BERSERKER (« The Violent (Ash Fields) »), mais lorsque tous les éléments s’intègrent les uns aux autres logiquement et sans exagération (« Malebolge (Glass Lake) »), le ton change, et quelques harmonies parviennent à surnager dans les torrents de bile de gravité qui se déversent dans nos oreilles saturées de violence.
Il existe donc quelques variations et modulations qui vous permettent de reprendre votre souffle et de continuer votre descente aux Enfers, jusqu’à ce final étonnant « The Frozen Tears Of Dis », qui nous rappelle même quelques intonations Cold Wave et Post Rock, tout autant que des réminiscences de la scène Goth Metal contemporaine, et peut-être, quelque part, un pendant négatif à Devin Townsend, via ses traumas les plus occultes.
Inferno est donc un album très intelligemment construit, qui, s’il n’hésite pas à mettre l’emphase sur l’extrémisme le plus absolu, s’aère parfois pour ne pas trop opacifier son propos et rebuter les plus sensibles des fans de BM.
Expérimental donc, avant-gardiste par petites touches, mais tout sauf excuse pour justifier un manque de talent ou d’audace intelligente, il s’écoute comme on se replonge dans les anecdotes du passé, en croyant le propos dans ses grandes lignes, mais en se permettant de douter de quelques détails encore un peu trop gros pour être avalés en toute confiance.
Titres de l'album:
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