Jason Köhnen est un musicien hyperactif qui sévit dans un nombre conséquent de projets. On le retrouve aux commandes de CELESTIAL SEASON, BONG-RA, MANSUR, THE KILIMANJARO DARKJAZZ ENSEMBLE, THE ANSWER LIES IN THE BLACK VOID, entre autres, mais le croire limité à ces concepts serait une illusion. Car en effet, Jason a trouvé depuis quelques années un nouveau vecteur d’expression respectant la charte de ses productions, et nous en revient sous le baptême de THE LOVECRAFT SEXTET, qui est en fait un quintet, et qui revisite le Psaume 51, l’un des plus pénitents du compositeur italien du 17ème siècle Gregorio Allegri. Conçu comme le contrepoint ténébreux d’In Memoriam, publié en 2021, Miserere se veut recherche sonore ténébreuse, repentante et obscure.
Jason Köhnen conçoit donc ce nouvel album (rendu déjà obsolète par la sortie de Nights of Lust depuis) comme un subtil mélange de Doom-Jazz et de sonorités Black Metal. Ainsi, le chant soprano se bat contre des cris qu’on aurait pu entendre dans la cave des ABRUPTUM, et le piano délicat ne frappe que ses notes les plus graves pour conférer à l’ensemble une aura mystique terriblement prenante.
Fidèle à la recette qui a fait de lui l’un des musiciens les plus inspirés de sa génération, Jason nous ouvre donc les portes d’une pénitence traînée à genoux, d’un chemin de croix remontant à l’Italie du dix-septième siècle, et continue son chemin sur les routes de l’imprévisibilité et de l’étrangeté instrumentale.
THE LOVECRAFT SEXTET n’est donc pas fait pour tout le monde. Aussi proche du Metal qu’il n’en est éloigné, le projet garde sa singularité dans son instrumentation, et oppose des cuivres à des voix féminines désincarnées et fantomatiques, et rappelle ELEND, mais aussi Anna von Hausswolff, nous éloignant ainsi de la facilité old-school d’une actualité totalement anecdotique.
Libretto en six actes, Miserere a parfois de faux-airs d’opéra new-yorkais maudit, joué sur un trottoir de Broadway à la nuit tombée, sous des néons fatigués et alors que la foule des grands soirs est déjà rentrée chez elle depuis longtemps. On visualise sans peine ces tons bleutés et rougis, ce saxo qui s’époumone en soutien d’une soprano pleurant sa partition, tandis que la pluie fine bat le pavé et fait miroiter des rêves perdus.
En réconciliant une musique vieille de plusieurs siècles et des arrangements datant du vingtième, Köhnen nous entraîne une fois de plus dans son monde étrange, où aucune limite ne saurait être tolérée et où aucun métissage n’est interdit. Entre la pièce classique conséquente et la comédie musicale Jazz qui sent le tabac et les passions occultes, Miserere fascine, hypnotise, et touche les sommets, comme à l’occasion du plaintif et jauni « Miserere [Opus III]-Sanctum ».
Entre recueillement et passion, ce deuxième effort de THE LOVECRAFT SEXTET (Jason Köhnen - contrebasse/basse/guitare/orgue/électronique, Colin Webster – saxophone, Lilian Tong – soprano, Dimitris Gkaltsidis – cris et Eugene Bodenstaff – violoncelle) est d’une beauté troublante, et se réclame tout autant de la musique apocryphe que de la traduction 2K d’œuvres historiques, et reste susceptible de plaire à un public trié sur le volet, susceptible d’aimer à parts égales le Doom et le Jazz, malgré l’incongruité du mélange.
Parfaitement équilibré, reposant sur une caisse claire balayée comme un visage par des larmes éparses, Miserere tolère pourtant des montées en puissance effrayantes, lorsque les cris de Dimitris Gkaltsidis percent le silence pudique de l’entame « Miserere [Opus I]-Occulta ». On retrouve d’ailleurs ce schéma sur le terrifiant « Miserere [Opus V]-Humiliatum » qui donne une belle leçon d’humilité à la majorité des groupes d’Ambient Black de la planète, le tout enrobé dans un saxo improbable beaucoup plus à sa place que sur nombre d’œuvres plus prosaïques.
Force et fragilité, cohérence et libre arbitre, telles sont les notions qui s’opposent sur ce second longue-durée, encore plus poignant que le premier. Il faut évidemment être ouvert à des propositions différentes, supporter le statisme, le mutisme, et les crises de rage orchestrale soudaines. Mais si tous ces éléments font déjà partie de votre vocable, THE LOVECRAFT SEXTET s’adressera à vous sans prétention ni élitisme, ce qui est sans doute son côté le plus attachant. On appréciera le final tout en nuances de « Miserere [Opus VI]-Libera », libération finale sublimée par la voix superbe de Lilian Tong, et on restera sur une impression de plénitude dans la recherche musicale.
Difficile de faire plus parfait que cet album sombre au ciel chargé. Et encore plus difficile de croire que Jason Köhnen est capable de produire de telles œuvres comme il ouvrirait une boite de lentilles. Avoir un don est décidément merveilleux…
Titres de l'album :
01. Miserere [Opus I]-Occulta
02. Miserere [Opus II]-Domine
03. Miserere [Opus III]-Sanctum
04. Miserere [Opus IV]-Sacrificium
05. Miserere [Opus V]-Humiliatum
06. Miserere [Opus VI]-Libera
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