Peut-on pire de trou ? Ou, plus explicitement, peut-on creuser un précipice encore plus profond que tous ceux déjà creusés, ou du moins, le creuser différemment ? Ou, plus directement, peut-on réussir à être plus lourd qu’un bulldozer, tout en étant plus agile qu’un cabri avec une pelle, tout en restant plus inventif qu’un ingénieur en pleine montée d’acide ? Tout ça pour poser l’interrogation suivante, plus limpide :
Le Sludge peut-il encore surprendre, étonner, détonner, et déstabiliser le fan lambda, adepte depuis les origines ou presque ? D’aucuns (les réfractaires, les indifférents, les étourdis) seraient tentés de répondre par la négative, le style étant quasiment aussi inamovible que le Doom…Et il est vrai que passer derrière les références ultimes, les outsiders solides, et les surprises divines n’est pas chose facile, tant on a le sentiment que le genre a déjà tout balbutié, dit, affirmé, tonitrué, au point qu’une quelconque ouverture plus large entrainerait de fait une déchirure, et donc un débordement sur un créneau différent. Si ce postulat semble vérité exacte, il ne l’est pas pour autant. Car sans vraiment faire émerger une version radicalement réaménagée à la face d’un monde éberlué, certains groupes parviennent quand même à prendre suffisamment de recul avec les figures imposées pour tenter un quadruple axel assez discret. Et le réussir sans s’éclater les adducteurs ou se fracasser les valseuses sur la glace de la monotonie. Prenons pour exemple ce nouveau combo de Vancouver, EMPRESS. Premier EP, publié l’année dernière en CD, en dématérialisé, et bénéficiant ce mois-ci d’une édition vinyle histoire de compléter le tableau. Leur histoire est somme toute assez banale, et leur parcours encore un peu frais pour jauger de leur potentiel. Mais au vu et su des qualités développées par ce Reminiscence en question, on peut d’ores et déjà affirmer qu’ils ont les aptitudes suffisantes pour apporter au Sludge à tendance Stoner psychédélique un léger glissement de terrain pour rendre leur voyage moins prévisible que celui d’autres tour operateurs plus confirmés. Le tout sans prendre trop de risques, et sans sortir de la piste, du moins, pas des deux pieds. Et ça, c’est déjà très bien.
Visiblement très inspirés par le son des ELDER, notre trio de Colombie Britannique (Peter Sacco: guitare/chant
Brenden Gunn: basse et Chris Doyle: batterie) a travaillé sa partition pour la rendre compétitive, et surtout, d’une haute teneur en digressions d’importance, flirtant parfois avec le Post Metal, le Post Hardcore, sans trahir son propos sludgy d’origine. Si la comparaison avec les influences de BARONESS ou de PELICAN est inévitable, on sent aussi en arrière-plan des velléités progressives les rapprochant parfois de leurs cousins pas si lointains de MASTODON, bien que les deux trajectoires soient plus parallèles que croisées. Mais il est impossible de ne pas noter les efforts consentis pour rendre mouvante cette énorme masse sonore, qui prend vie sous l’inspiration de trois musiciens bien décidés à la modeler à leur convenance. Et entre une production gigantesque qui permet presque de sentir les textures et les couches affleurer à la surface de nos tympans, une instrumentation intelligente et évolutive, une densité de ton optimale, et une poignée de variations évitant la redondance, ce premier EP atteint un niveau d’exigence assez remarquable, lui permettant ainsi de s’extraire de la masse grouillante des simples faiseurs. Ainsi, dès le second et long morceau « Immer », on perçoit rapidement les ambitions d’un groupe qui ne souhaite pas rester cantonné aux seconds-rôles, et qui aura sans doute le sien à jouer dans le renouveau d’un genre qui a souvent tendance à abuser des répétitions.
Avec ce joli mélange de puissance, de finesse, d’écrasements atonaux et de déviances mélodiques, les EMPRESS suggèrent une union contre nature entre NEUROSIS, CROWBAR, BARONESS et MASTODON, pour plus de huit minutes de logique épique. Des parties de guitare ludiques, une gigantesque basse qui provoque l’unisson pour mieux affirmer son indépendance (quels graves tremblants mes aïeux…), un chant sous-mixé faisant office de guide sans emprise, mais surtout, de gros efforts rythmiques qui permettent de belles circonvolutions pluridirectionnelles, ne se perdant pas dans le néant. Inutile donc de vous attendre aux sempiternelles litanies acides et déjà connues par cœur, puisque les trois canadiens ont décidé de défricher un peu de terrain, ce que confirme l’impressionnant « They Speak Like Trees », aux mots légèrement abscons et occultes. Une intro sobre mais prenante que Dave Edwardson aurait pu placer sur Through Silver In Blood, pour un décollage impromptu qui se hisse au niveau du même album. Le parallèle avec NEUROSIS est d’ailleurs tellement probant sur ce morceau qu’on se prend à rêver d’un possible Post-Sludge, qui incorporerait des éléments de Stoner et de Post Hardcore pour parvenir à ses fins philosophiques et rythmiques. Sans non plus révolutionner les choses et dévier les courants, le trio déroute et surprend, ce qui n’est pas un mince exploit au vu de l’implantation du monolithe Sludge dans la conscience collective. Et sans tomber dans l’emphase Doom ou l’excès de gras encombrant les artères, ces musiciens décidément versatiles nous satisfont d’une grosse rasade de lourdeur oppressante et hypnotique, qui ne laisse jamais l’estomac dans les talons, ni la dernière bouchée trop près des lèvres…
Et leurs intermèdes plus brefs sont tout aussi probants, ce qui prouve qu’ils sont à l’aise dans tous les formats. Avec son Post Grunge à tendance proto-Stoner, « Baptizer » dessine les contours d’un duo entre NIRVANA (l’intro de basse, décidément décisive) et les MELVINS, perdus dans un monde dominé par les ELDER (l’influence majeure visiblement), mais bien décidés à s’accrocher à leur éthique Punk. Bien sûr, grâce à ces changements de rythme, qui passent de la pression à l’accélération, la bande sonore peut garder le cap sur son atonalité et sa monotonie, créant de fait un décalage intéressant, mais même sans cette astuce en dualité, les EMPRESS peuvent aussi proposer des glissements hautement harmoniques en conclusion, via ce très pur et abstrait « Dawn », qui laisse leur propre soleil inonder la pénombre. Sans abuser du feedback, sans oser le paroxysme de réverb ou d’écho, et en trouvant le juste équilibre entre classicisme et innovation, Reminiscence assume celles qui ont justifié de sa conception, tout en implantant son propre ADN dans l’équation. Un Sludge qui n’en est pas que, mais qui s’y affilie, et qui louche vers l’au-delà tout en gardant les pieds sur son propre terrain. Alors, oui, on peut pire de trou, et creuser pas forcément plus profond, mais ailleurs, histoire de proposer un tunnel menant sur une dimension parallèle. Pas trop loin de l’officielle, mais suffisamment pour ne pas avoir l’impression de toujours passer sous le même pont.
Titres de l'album:
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