Il est d’autant plus paradoxal pour un groupe parfaitement inclassable de déclencher un consensus. Car généralement, la versatilité n’est pas synonyme d’universalité, bien au contraire. SUICIDE et DEVO pourraient vous en parler, tout comme les RESIDENTS, ou même Zappa dans un registre différent, eux qui ont toujours produit sans attendre de reconnaissance publique en retour. Mais parfois, les flux de convergence aboutissent à une union des sens et des mots, aussi étrange que cela puisse paraître. Et étrange est un mot qui revient souvent pour qualifier la musique de MANES, qui depuis sa création à l’orée des nineties a opéré des mutations, des changements, des transformations, au point de ne plus trop savoir révéler son identité aujourd’hui, et de prendre les fans potentiels à contrepied. Né en 1991 en forme de prémices sous le nom de PERIFA, avant de se déguiser en OBSCURO les deux années suivantes, MANES a tenu le cap pendant presque vingt ans, se travestissant au gré de l’inspiration et des courants improbables (KKOAGULAA, MANII), combinant des sons n’appartenant visiblement pas à la galaxie Metal, s’en éloignant d’ailleurs de plus en plus, assez régulièrement, tout en restant adoubé sur son trône par une faune de fans toujours plus avides de nouveauté, et surtout, heureux de constater que leur créature protéiforme préférée est toujours en vie, malgré les nombreux avis de décès en épées de Damoclès. Oui, en 2018, et malgré les quatre années de silence depuis Be All End All qui n’avait pas rassemblé les lauriers, MANES est toujours là, pour offrir à un monde dépassé et médusé les fruits du travail qui ont permis d’élaborer la corbeille d’osier et d’acier contenant leur cinquième œuvre, cet interdépendant et tentaculaire Slow Motion Death Sequence.
Une pochette que Zorn et NAKED CITY auraient pu choisir pour orner l’un de leurs disques les plus barrés (comprendre Grand Guignol, le meilleur), alors même que les noms les plus souvent usités pour décrire la musique des norvégiens (Tor-Helge Skei aka Cernunus et seul membre originel, Eivind Fjøseide - guitares, Torstein Parelius - basse, Rune Hoemsnes - batterie, Asgeir Hatlen - chant) restent ULVER, KATATONIA, ou SOLSTAFIR, IN THE WOODS à la rigueur, THE GATHERING parfois, et quelques autres qui comme eux, ont bifurqué en route pour préférer les virages à quatre-vingt-dix degrés aux routes dégagées et linéaires. Ce n’est un secret pour personne, à l’instar de deux ou trois collègues, les norvégiens ont radicalement changé leur optique après un unique album, l’introductif et désormais désuet Under Ein Blodraud Maane, seul vestige d’un passé remué et chaotique, aujourd’hui rangé au rayon des nostalgies capricieuses. Car depuis le magique et terrifiant de mouvance Vilosophe, et son jeu de mot en disant plus long qu’il ne l’aurait voulu, MANES est autre chose, une autre dimension où toutes les possibilités sont prises en compte, où toutes les déviances mélodiques sont assumées, et tous les objectifs atteignables. Et l’objectif atteint par ce cinquième album, Slow Motion Death Sequence est de vous expliquer dans un ralenti sublime pourquoi la musique risque de mourir de n’avoir pas su se laisser renouveler et hybrider. Et MANES, en bons manipulateurs, refusent cet état de fait, et continuent de muter, de tenter des boutures improbables, de mixer les influences pour un jour, nous offrir la plus belle floraison que le Metal qui n’en est pas puisse nous offrir. Et cette floraison spectaculaire, gelée comme un matin d‘hiver mais colorée comme un paysage indien au lever du soleil, c’est justement ce nouvel album, qui reprend les choses là où elles n’ont jamais été laissées.
Pour rassurer les éternels inquiets, oui, Slow Motion Death Sequence est beaucoup plus proche de Vilosophe qu’il ne l’est de Be All End All, alors que les années auraient souhaité sans doute la logique confortable du contraire. On y retrouve cette même liberté, cette absence de contraintes, et cette envie de faire ce que l’on veut, sans se soucier de prêcher à la bonne chapelle. Les sons y sont toujours aussi étranges, presque oniriques, synthétiques pour le moins, et pourtant, toujours enracinés dans un Rock aussi dur que le Black Metal d’autrefois, dont la musique emprunte le vocable Post sans tomber dans la vulgarité d’harmonies éthérées nous perdant dans le grand néant. De là à labelliser les norvégiens comme chantres d’un Néo Post Metal improbable, le pas est trop grand pour être franchi, même si une composition aussi grandiloquente qu’intimiste que « Last Resort », et ses sept minutes labyrinthiques pourraient s’y rattacher. Nouvelle école norvégienne ? Le terme et l’appellation sont gentiment désuets, surtout pour qualifier un groupe qui se rapproche des trente ans d’existence et qui paie autant son tribut à PORTISHEAD et MASSIVE ATTACK qu’a VATTNET VISKAR sans abandonner un pouce de terrain expérimental (« Poison Enough For Everyone », le morceau que le KILLING JOKE des 80’s aurait pu et dû composer dans les années 2000, avec cette guitare qui tournoie comme un charognard au-dessus d’un cadavre, et cette rythmique grondante comme un orage prêt à éclater). Sauf qu’en privilégiant la mélodie comme un quintet Folk découvrant l’électricité sur le magnifique et boréal « Building the Ship of Theseus », MANES enfonce le clou et réfute toute corrélation entre le Metal et sa propre philosophie. Ils réussissent d’ailleurs là où PARADISE LOST a quasiment toujours échoué, en mixant la froideur de la New-Wave initiale et l’optimisme béat du Post-Rock débarrassé de ses tics les plus embarrassants.
En lisant ces lignes, et en raisonnant avec mesure, l’auditeur lambda pourrait avoir des doutes quant à la pertinence de la place d’un tel groupe dans les colonnes d’un webzine Metal. Et ce raisonnement serait sans doute très juste si des réminiscences encore actives du passé ne venaient secouer le projet sur ses bases pour le ramener vers ses racines. Oh, certes, ces traces sismiques sont éparses, bien intégrées au reste de la démarche, mais on les sent toujours en filigrane, imposante et massives comme sur « Therapism », qui en dépit d’un éloignement presque Synth Wave est sombre comme une nuit à peine éclairée par les remords d’un adultère mal assumé au petit jour. Les arrangements sont si finement assimilés, les samples si intelligemment intégrés qu’on a du mal à croire que tout ceci ne résulte pas d’une intelligence rare plus que d’une envie de choquer, et pourtant, le choc est frontal, et au moins aussi proportionnel que lors de la découverte du méandreux Vilosophe. Et vous aurez beau fouiller dans les moindres recoins à la recherche d’un détail incriminant, vous aurez beau pointer du doigt que débuter un cinquième album par une entrée en matière aussi éhontée que « Endetidstegn » prouve que MANES s’en fout de ça et du reste, vous ne parviendrez pas à amoindrir la qualité extraordinaire du disque qui démontre que les cinq norvégiens sont encore les plus talentueux dans leur créneau qui n’existe d’ailleurs que pour eux. Et que l’acoustique sublime le dispute à des vocaux ne l’étant pas moins (« Last Resort », encore, qui rappelle subtilement que les ARCHIVE n’étaient pas des fans du FLOYD pour rien), que le dancefloor se remplisse d’une faune interlope pour faire fuir les touristes musicaux (« Scion »), ou que le film de vos rêves se voit déroulé sur un tapis de velours Trip-Hop duveteux (« Chemical Heritage »), le constat restera le même, aujourd’hui, hier et demain…
MANES n’est pas de ce monde, ni d’un autre d’ailleurs. Il évolue dans une dimension parallèle, là où les querelles de clocher restent l’apanage des plus mesquins qui refusent de voir les étiquettes valser au profit de la créativité. L’affranchissement a un prix, que les norvégiens ont payé depuis longtemps, en déposant deux pièces d’or sur les paupières de la banalité. Et Slow Motion Death Sequence de prouver que la plus belle mort est encore celle qui célèbre la vie.
Titres de l'album :
1.Endetidstegn
2.Scion
3.Chemical Heritage
4.Therapism
5.Last Resort
6.Poison Enough For Everyone
7.Building The Ship Of Theseus
8.Night Vision
9.Ater
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