Tout ça est très paradoxal en fin de compte. J’ai l’impression d’entendre parler de GRETA VAN FLEET depuis des siècles alors qu’ils viennent juste de sortir leur deuxième album. Certes, deux EP’s sont aussi venus enrichir leur discographie, mais c’est comme si j’avais toujours vécu avec ce groupe, si jeune. Il faut dire qu’il y a de quoi se sentir décalé depuis leur émergence : tout le monde ou presque a donné son avis sur la question. Les fans ont loué le talent de ces très jeunes musiciens, capables de recréer l’ambiance des merveilles de LED ZEP avec un flair incomparable. Les détracteurs se sont basés sur les mêmes éléments pour hurler au plagiat, et tout ça nous a renvoyé à la grande époque du KINGDOM COME de Lenny Wolf, qui lui aussi avait souffert de cette comparaison, avec plus de mauvaise foi dans l’attitude cela dit. Mais on ne va pas se mentir non plus et jouer les avocats du diable, si musicalement, le combo des trois frères Kiszka a toujours été très solide, Anthem of the Peaceful Army était quand même salement influencé par Plant & Page, au point où on pouvait se questionner sur l’éternel différence entre hommage et repompe pure et simple excusée par une jeunesse un peu trop passionnée. Quelques années plus tard, et alors que le débat fait encore rage, The Battle at Garden’s Gate vient remettre les pendules à l’heure du règlement de compte entre les pro et les anti, et gageons que la bataille rangée ne s’arrêtera pas de sitôt.
Pourtant, ce deuxième LP fait la différence, et pour plusieurs raisons. D’abord, son ambition artistique qui se manifeste au travers de soixante-trois minutes d’une musique si riche qu’il faut des semaines pour venir à bout de ses détails. Ensuite, parce qu’on ne peut pas systématiquement évoquer le ZEP dès qu’on parle des GRETA. Il faut savoir prendre du recul, ce que les musiciens ont fait, partiellement, pour plus évoquer aujourd’hui un sacré tribute band des seventies, sans distinction de héros. De la même manière que KC s’éloignait de la tutelle gênante de son influence avec In Your Face, GVF prend ses distances avec le ZEP pur sur The Battle at Garden’s Gate, dont le titre suggère quand même une fusion entre « The Battle of Evermore » et « Stairway to Heaven ». L’allusion est plutôt rigolote, comme le riff malin de « Built by Nations », mais je crois que toute cette vague de protestations trouve sa source dans la rancune des boomers qui détestent qu’on les déleste de leur propre jeunesse. Oui, les gars, vous avez atteint la soixantaine et plus bien frappée, et vous êtes jaloux qu’un quatuor de branleurs sache faire la même chose que vous avez tant aimée durant votre adolescence : jouer un Rock fourni, riche, dense, avec les tics d’époque. C’est troublant, rageant, mais c’est pourtant la vérité. Mais cette fois-ci, vous n‘aurez plus l’excuse de l’argument « copie du ZEP » pour vous acharner sur Joshua, Jacob, Samuel et Daniel Wagner. Car The Battle at Garden’s Gate ne pille plus uniquement les coffres de Robert et Jimmy. Il s’intéresse aussi à la scène Folk d’époque, au métissage global, à Janis peut-être, et livre - ne vous en déplaise - l’album le plus passionnant de ce mois d’avril.
Les GRETA VON FLEET ont déjà vécu cent vies depuis leur apprentissage. Ils ont arpenté les plus petites scènes enfumées, et soudainement, sont passés sur les estrades de gigantesques festivals et autres manifestations, comme s’ils avaient fait leurs classes en une période trop réduite. Ce qui ne les empêche guère de faire preuve d’une maturité tout bonnement bluffante au moment de défendre ces douze nouveaux titres qui sont autant de témoignages de leur ascension fulgurante. Produit par Greg Kurstin, The Battle at Garden’s Gate jouit d’un son gigantesque, incroyablement clair et puissant qui permet d’apprécier les performances individuelles comme l’osmose générale. Pas étonnant de constater cette fusion entre trois frères qui ont cohabité pendant des années, tout en développant des goûts personnels différents. Blues, Folk, World Music, tout y passe, et avec ce second chapitre, les frères Kiszka ont voulu s’ouvrir au monde qui les entoure, conséquence de tournées leur ayant permis de constater les disparités culturelles mondiales.
J’en connais qui ont déjà condamné l’album avant même de l’avoir écouté. Au-delà de la bêtise crasse de cette attitude, ce sont eux les principales victimes de cet ostracisme, puisqu’ils se privent d’un des plus grands albums de Classic Rock jamais enregistré. L’ouverture « Heat Above » le prouve, de son orgue qui frémit comme une fin de prière, et de son ambiance religieuse pourtant animée d’une mélodie pastorale légère comme une brise sur le voile d’une mariée. Les intonations de Joshua ont légèrement changé, et le chanteur mérite de plus en plus cette appellation en boutade de Robert Plant, qui a qualifié le vocaliste de « grand petit chanteur ». Joshua imprime sa patte sur les instrumentaux élaborés par ses deux frangins, et sublime une fois encore ces constructions classiques, mais délicieusement envoutantes. Et si quelques traces de LED ZEP subsistent dans l’attitude et les arrangements, on comprend immédiatement que l’obsession a laissé place à un intérêt inévitable.
Il y a de tout pour tout le monde sur cet album. Des réussites fulgurantes, des épisodes plus patients et intrigants, des riffs en veux-tu en voilà, mais aussi de petites choses plus anecdotiques comme ce single « My Way, Son », qui sonne comme un conseil d’aîné donné à de petits jeunes encore en devenir. Au-delà de l’ironie du titre, on apprécie ce moment de fluidité qui laisse les ambitions mondiales de côté pour retrouver la joie d’un petit groupe, heureux de jouer. Mais The Battle at Garden’s Gate, ce sont aussi des choses plus conséquentes, des constructions en gigogne qui nous rappellent toute la grandeur de la musique unique des seventies, lorsque les compositeurs se permettaient toutes les audaces en mixant Jazz, Blues, Rock, Classique, et tout autre chose traînant sur la table des négociations. « Age of Machine » en est le premier témoignage, avec sa lenteur concentrique, mais c’est évidemment l’épilogue « The Weight of Dreams » qui en incarne l’acmé. Le poids des rêves de trois frères qui désiraient se mettre à la hauteur de la discographie de vinyles de leurs parents, jonchée de classiques inimitables, et pourtant presque égalés ici.
Apprécions donc cet album pour ce qu’il est. Une confirmation pour beaucoup, une révélation pour d’autres, persuadés que les frangins Kiszka étaient incapables de faire « autre chose que ». Ils en seront pour leurs frais, spécialement en écoutant la formidable envolée de Joshua sur le superbe « Tears of Rain ». En découvrant la beauté formelle et sudiste de « Light my Love ». En acceptant la lourdeur Heavy de « The Barbarians », nous rapprochant des magiques BADLANDS. Et plus simplement, en constatant que ces quatre branleurs là viennent de donner une sacrée leçon aux vieux schnocks qui sont incapables de passer le flambeau sans regretter leur domination sur le savoir. Je suis vraiment très heureux que les GRETA VAN FLEET accèdent au stade supérieur avec un tel album, même si je regrette les saillies Rock les plus humbles et simples. Et alors que les spécialistes se demandent toutes les semaines si le Rock est mort, The Battle at Garden’s Gate prouve qu’il est bien vivant dans le coeur et les mains de cette jeunesse qui refuse de jouer la musique qu’on attend d’elle.
Titres de l’album:
01. Heat Above
02. My Way, Soon
03. Broken Bells
04. Built by Nations
05. Age of Machine
06. Tears of Rain
07. Stardust Chords
08. Light My Love
09. Caravel
10. The Barbarians
11. Trip the Light Fantastic
12. The Weight of Dreams
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