Plantons le décor, lugubre évidemment. Bethlem Royal Hospital, St Mary Bethlehem, Bethlehem Hospital ou Bedlam, quatre noms pour une seule entité de pierre, un hôpital psychiatrique situé au choix, près du Bishopsgate, hors de Londres, puis dans les Moorfields au dix-septième siècle, et enfin à St George’s Fields au dix-neuvième.
Un établissement de sinistre réputation, dans lequel les patients étaient mélangés sans tenir compte de leur état de santé mentale, enchaînés, sous-alimentés et traités comme du bétail. Un véritable festival de l’horreur gothique à la Hammer (d’ailleurs, Boris Karloff y trempera son physique dégingandé), qui depuis des siècles stimule l’imaginaire collectif au point d’apparaître comme un cauchemar ultime en forme de fin de non-recevoir curative.
On imagine à loisir de pauvres hères entièrement nus, baignant dans leurs immondices, trempés de sueur et de peur, attachés par des chaînes à des poteaux rouillés, attendant un peu de considération, sinon de compassion. Bien sûr, le scandale éclatant, l’établissement ferma ses lourdes portes, mais les images resteront à jamais gravées dans la mémoire de ceux, qui a l’instar du réformateur Edward Wakefield, ont assisté au triste spectacle de la déchéance humaine sous le regard éteint de témoins complices.
Ce spectacle trouve encore un écho de nos jours au travers des mots et des notes de groupes s’en inspirant. Un écho mat et sombre, prenant corps autour de rythmiques lancinantes et traumatiques, et de litanies vocales incantatoires et suppliantes. Mais pas en Angleterre non, quoique le pays en ait quelques liens. Non, au Québec, au travers du second album d’un quintette étrange. Un quintette dont le nom résonne funestement, autant que sa musique en prolongements opaques.
SHOW OF BEDLAM.
Il paraît qu’à l’époque, des gens payaient un penny pour pouvoir observer les malades mentaux dans leur habitat/cellule d’origine. Je ne sais pas ce qui pouvait leur traverser l’esprit à ce moment précis, mais gageons que la musique qui résonnait dans leur tête devait avoir les mêmes accents ténébreux que le pseudo Doom écorché de Nick Richards (batterie), Guillaume Pilote & Patrick Beaudouin (guitares), Stéphane Wagner (basse) et Paulina Richards (chant).
Formé en 2006 du côté de Montréal, SHOW OF BEDLAM a pris son temps pour développer ses vues, en attendant trois années pour partager des faces avec JUCIFER (Autocannibalist, 2009), puis trois de plus pour se lancer dans l’expérience du premier LP (Roont, 2012). Mais c’est soixante mois qui auront été nécessaires pour élaborer une suite à l’aventure, sous forme d’un sept titres crépusculaire qui aujourd’hui se répand en Europe et aux Etats-Unis, via les bons soins de Dawnbreed Records (USA, vinyle, tape), Desordre Ordonnée (Canada, vinyle) et PRC Music (monde entier, CD). Et croyez-moi, si Roont vous avait mis la puce à l’oreille, Transfiguration va vous la démanger comme des crampes que rien ne viendra soulager.
Dans la forme et le fond, rien n’a changé. Le Doom/Post Metal/Post Hardcore des Canadiens est toujours aussi compact, et aussi percutant et cathartique que les meilleurs efforts tendus des NEUROSIS. On retrouve ces rythmiques frappées du malaise, ces riffs amples qui rebondissent sur les murs de la cellule capitonnée, et qui osent quelques mélodies que nous dirons transfigurées pour l’occasion.
Et puis, on retrouve aussi le chant unique de Paulina, lointain, suppliant, exhortant, qui survole les pistes instrumentales de ses frères d’arme en un onirisme flagrant d’incarnation. Ce qu’on prend plaisir à retrouver finalement, ce sont ces longues litanies qui développent des thèmes parcimonieux, qui se meuvent avec précision et dévotion, durant lesquelles les musiciens agissent dans leur coin, pour mieux se retrouver lors d’épiphanie orgiaques de Metal lourd et emphatique, presque Progressif en soi, mais trop concret et douloureux pour supporter l’arrogance de la complexité instrumentale.
Du Doom, certes, mais tellement plus que ça…
Pour bien dessiner l’ambiance, Transfiguration débute par une vingtaine de minutes sans complaisance. En deux morceaux essentiels, les SHOW OF BEDLAM s’assurent que toutes les ouvertures sont cloisonnées, et vous étouffent sans silence dans la tenaille « Blue Lotus »/ « Taelus ».
Une ambiance à la NEUROSIS/CULT OF LUNA (sans équivoque, bien que l’argumentaire promo cite sans intention particulière ANATOMY OF HABIT, LORD MANTIS, les SWANS ou même Diamanda Galas, de façon un peu étrange et déplacée), de longues plages de chaos sonore ordonné, qui de temps à autres laissent filtrer l’air sous forme d’arpèges menaçants, mais qui gardent les doigts dans la plaie pour la faire saigner doucement.
Et si les VIRGIN PRUNES avaient tenté sur Hérésie de personnifier la folie en gravant des cris et autres sons irritants (ce que STALAGGH n’est jamais parvenu à faire en une poignée d’albums pénibles), Transfiguration parvient à assembler les différentes facettes de la maladie mentale et de la privation du libre arbitre (sans parler de la liberté physique) en un puzzle inextricable qui fait froid dans le dos.
Intrinsèquement, ce second album des Canadiens agit comme une camisole. Il vous enserre dans une gravité psychologique dense, sans vous offrir de traitement à même de vous soulager, puisque là n’est pas le propos. Et lorsque Paulina hurle sa douleur et son mal-être sur le dantesque « Hall of Mirrors », elle ridiculise toute une lignée de vocalistes Doom incapables de voir au-delà de quelques grognements sourds et stériles.
On se surprend à déambuler dans un dédale de miroirs en opposition, renvoyant des reflets schizophréniques, des images distordues par des riffs dramatiques et tortueux, marchant d’un pas rythmique lourd et pénible, comme si chaque geste était gêné par un esprit dénaturant votre psyché.
« Easter Water », et sa suggestion BATTLE OF MICE enfonce un peu plus le clou dans les chairs, et se veut électrochoc en continu, évoquant un affrontement imaginaire entre le NEUROSIS de « Raze The Stray » et les ELECTRIC WIZARD un peu plus concentrés sur la réalité tragique.
Dissonances, itérations, impulsions électriques, et faux silence, progression hypnotique pour une issue qu’on présentait déjà inéluctable, désespoir vocal sur fond de nappes de cordes souillées, pour un dernier crescendo d’horreur qui trouve rebondissement sur l’épilogue « L’appel du Vide », grondement sourd qui soudain se jette…dans le vide. A jamais ?
Rien n’est moins sûr, puisque la bête veille toujours…
Mesurez. Evaluez. Nous parlons de Doom, mais Transfiguration va beaucoup plus loin que ça, d’ailleurs, il va ailleurs, ou nulle part. Prosaïquement, il évoque les meilleurs moments d’un NEUROSIS alors insurpassable. Conceptuellement, il pourrait symboliser le point de jonction le plus équilibré entre le Post Hardcore vénéneux et le Doom en solitaire.
Un nœud coulant. Une veine nécrosée. Une pièce vide, pour un esprit qui hurle son incompréhension. Ce que vous voudrez bien y voir. Et du désespoir, beaucoup de désespoir, que rien ne vient soulager.
Titres de l'album:
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