Les plus anciens se souviendront qu’en 1984, VENOM nous en était revenu des enfers avec un album bizarre, At War With Satan. Un album culotté qui débutait sur une composition épique de vingt minutes, chose inconcevable pour l’extrême à l’époque. Certes, cette soudaine ambition avait bien fait rire les critiques qui s’en étaient donné à cœur joie pour ramener l’ego des trois anglais à des proportions plus raisonnables, mais les fans savaient à ce moment-là que même la musique extrême (à l’époque on mélangeait un peu tout, Speed Metal Black, Thrash Metal Death, bref, le plus, le mieux) pouvait faire preuve d’un peu plus d’épaisseur que la moyenne Metal. Les un peu moins anciens se souviendront aussi qu’à la fin des années 80, quelques musiciens plus inspirés ont commencé à insuffler un peu de finesse au barouf ambiant. Des musiciens élevés à RUSH, UZEB, Coltrane, qui aimaient tout autant SLAYER, METALLICA et EXODUS, et qui dans un élan créatif et une émulation commune mixèrent le Thrash et le Jazz, pour créer cet enfant bâtard qu’est le Techno Thrash. Les WATCHTOWER, SIEGES EVEN, CORONER…Et puis, de fil en aiguille, de cris en grognements, c’est cette excroissance immonde qu’est le Death qui a fini par affiner sa boucherie, laissant les PESTILENCE, CYNIC, ATHEIST convaincre le chaland un peu obtus que technique et puissance morbide pouvaient aller de pair. Et depuis, les noms se sont accumulés sur la liste des créatifs plus décalés que les autres. Les techniques, les avant-gardistes, les expérimentaux…VOÏVOD, NOCTURNUS, VEKTOR, DODECAHEDRON, VIRUS, j’en passe et des moins caractéristiques, mais je ne passerai pas non plus sous silence les anglais de CRYPTIC SHIFT. Né à Leeds en 2015, le quatuor s’est d’abord fait connaître par le biais d’un Thrash très travaillé, avant de durcir son approche pour oser un Death touffu et pointu. Quelques sorties alléchant les plus fins musicologues (deux démos, mais surtout un EP, Beyond the Celestial Realms en 2016), et une réputation dans l’underground, qui devait fatalement mener à l’enregistrement d’un premier LP.
Et comme le légendaire Focus de CYNIC s’était fait attendre très longtemps, Visitations From Enceladus a pris le sien pour arriver jusqu’à nous. Mais autant dire que la patience des fans est récompensée au centuple.
Car entamer un premier longue-durée avec une composition de plus de vingt-cinq minutes découpée en six mouvements n’est pas chose commune, même si les exemples ne manquent pas en fouillant dans les coffres du Progressif des années 70. Et il est certain que CRYPTIC SHIFT a voulu clarifier les choses dès le départ, et nous montrer de quoi il était capable. Le quatuor (Xander Bradley - chant/guitare, Ryan Sheperson - batterie, John Riley - basse et Joss Farrington - guitare), se cachant derrière un artwork cryptique de A. Nagamasa, n’a même pas pris la peine de mentionner son nom ni le titre de l’album. Et il n’est pas anodin de souligner que cette pochette se rapproche assez dans son trait naïf du In The Wake Of Poseidon de KING CRIMSON, comparaison tout sauf anodine au moment de juger une œuvre pour son contenu artistique. Car avec la monumentale entrée « Moonbelt Immolator », les anglais fixent de nouveaux critères pour les travaux à venir de leurs homologues qui souhaiteraient atteindre le même niveau de créativité et d’inventivité. En vingt-six minutes, CRYPTIC SHIFT parvient à synthétiser vingt-cinq ans de musique extrême et technique, réusissant à tracer une ligne entre VEKTOR, VOÏVOD, ATHEIST, CYNIC, et quelques autres sans donner l’impression de leur emprunter leurs tours les plus spectaculaires. En se posant sur la frontière de l’avant-gardisme, mais sans piétiner ses terres, les quatre musiciens réussissent le tour de force de composer l’un des morceaux les plus épiques de l’extrême, restant passionnant de bout en bout, imprévisible mais cohérent, et sans faire appel à de longues plages contemplatives et autres esbroufes Ambient de remplissage gratuit. En alternant les inspirations Thrash, Death, psychédéliques et jazzy, en utilisant les dissonances, les discordances, les coupures mélodiques, les soudaines accélérations purement Thrash, les complexités inextricables du Death expérimental, en se reposant sur des plans d’une complexité extrême qui pourtant dégagent un potentiel émotionnel indéniable, le groupe signe un manifeste digne d’un MEKONG DELTA passé au prisme DODECAHEDRON, sans perdre de vue la musicalité, mais sans non plus tomber dans des travers trop abscons ou baroques. Un festival de savoir-faire, une union entre UZEB et PESTILENCE, pour un déroulé progressif enivrant de talent, et osons un mot trop galvaudé, de « génie ». Rarement composition aussi ambitieuse aura généré autant de sentiments différents, et immédiatement, Visitations From Enceladus se pose en œuvre unique, premier LP nimbé d’une aura mystique qui fera date.
Mais réduire cet effort à sa première et dantesque composition serait d’une injustice rare. Car en sus de cette saga de vingt-cinq minutes, CRYPTIC SHIFT nous offre trois autres titres plus concis, mais bouillonnant de la même inspiration plurielle et démoniaque. « (Petrified In The) Hypogean Gaol » avait fort à faire en tant que second chapitre, et pourtant, il en relève le défi en confrontant la prétention classique sombre de CORONER et les cauchemars wagnériens de MORBID ANGEL, épiçant le tout d’une basse à la Roger Patterson. Toujours pragmatique, le quatuor refuse les idées faciles ou les imbrications trop concentriques, et avance en développant ses arguments, truffant ses structures de base d’arrangements fascinants pour mieux perdre l’auditeur dans les méandres de sa logique. Gardant l’efficacité de ses années Thrash, mais les durcissant d’aspirations clairement Death, Visitations From Enceladus s’appréhende comme un voyage dans le cosmos, à destination d’une galaxie nouvelle, dans laquelle gravitent les poussières d’étoiles anciennes. Ces poussières sont parfois clairement identifiables grâce à des caractéristiques très particulières, comme ces passages Thrash qui suivent les pas du CORONER des meilleures années de voyage, et qu’on repère sans difficulté sur le monstrueux final « Planetary Hypnosis ». Avec un sens de l’à-propos bluffant, une liberté de ton qui n’empêche pas la rigueur, et des prétentions à la hauteur des moyens individuels et collectifs, CRYPTIC SHIFT signe là une œuvre fascinante, pénétrante, obsédante, reléguant la concurrence technique à des années lumières. Un premier album qui fera date dans l’histoire du Death progressif, et qui risque fort de servir de balise dans les années à venir.
Titres de l’album :
01. Moonbelt Immolator
I. Detached From The Xenoverse
II. Skirmish Above HD 10180 h
III. Interstellar Lands
IV. Black Ore
V. Lair Of The Time-Ghouls
VI. Progeny Echoes
02. (Petrified In The) Hypogean Gaol
03. The Arctic Chasm
04. Planetary Hypnosis
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