Pour mesurer l’évolution d’un groupe, il existe un mètre-étalon incontournable qui permet d’appréhender les choses avec recul. Généralement, la jauge BEATLES fonctionne à plein régime, et il suffit de comparer Please Please Me, leur premier album sorti en 1963, et Abbey Road, leur dernier album enregistré en 1969 pour mesurer le chemin parcouru. D’un petit groupe Pop mis à la porte de toutes les maisons de disques jusqu’au chant du cygne du plus grand groupe de Rock de tous les temps, six ans d’écart, soit à peu près le temps que met un artiste majeur à sortir une nouveauté après quelques années de carrière. En Metal, la même technique peut être adoptée pour évaluer les progrès accomplis par un groupe, ou l’inflexion de leur direction artistique. Prenons le plus simple, METALLICA. Entre Kill ‘Em All et And Justice For All, cinq ans seulement, mais un saut dans le vide des plus impressionnants. Tandis que d’autres se sont toujours satisfaits d’une orientation claire dès le départ (MOTORHEAD, RAMONES, AC/DC, et tant d’autres), certains artistes n’ont eu de cesse de faire évoluer leur son, de le transfigurer, de le modeler à leur convenance, et de proposer une musique en adéquation avec leur propre maturation. Ainsi, qui reconnaîtrait à posteriori le HELLHAMMER d’Apocalyptic Raids en écoutant Into The Pandemonium de CELTIC FROST ? Qui penserait à Chuck Schuldiner en tendant les oreilles sur Human après avoir digéré Scream Bloody Gore ? Et qui oserait croire que Piggy, Blacky, Away et Snake sont bien responsables de Dimension Hatross juste après l’écoute de War and Pain ? Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que ces groupes disposent aujourd’hui d’un immense following, leur créativité n’ayant d’autres limites que celles de leur imagination. A cette liste, loin d’être exhaustive, un autre nom doit s’ajouter, de façon plus discrète, entre initiés, qui savent qu’à une époque, même déclaré mort, le Thrash se battait encore dans les tréfonds des mémoires pour distiller ses derniers conseils les plus avisés. Mais là encore, pour ceux ayant craqué sur les sonorités abruptes et véloces de Suffering Hour en 1988, difficile d’admettre que les mêmes musiciens étaient capables de produire un chef d’œuvre de la trempe de Screams and Whispers à peine cinq ans plus tard.
ANACRUSIS, un nom que quelques passionnés évoquent de temps à autres sur la toile, pour évoquer toute l’intelligence d’une musique extrême qui vivait alors ses derniers instants. Il faut avoir connu en temps et en heure les actes de défiance des américains pour comprendre toute leur importance sur la scène Thrash US, et les avoir suivis depuis le début pour se rendre compte de leur énorme marge de progression. Fondé en 1986, le collectif ne tarda pas à se faire remarquer par l’entremise d’une première démo en 1987, élue « meilleure maquette » par les lecteurs de Metal Forces. Cette émergence leur permit d’obtenir un deal avec le label anglais Active Records, et l’enregistrement d’un premier long, ce fameux Suffering Hour, qui ne coûta que mille deux cents dollars et ne nécessita qu’une semaine de studio. Deux ans plus tard, Reason montrait déjà des signes de mutation, avec un parti-pris moins caractéristique des mœurs en vogue dans le Thrash américain, et quelques modulations qui n’allaient pas tarder à prendre des directions multiples. Tournant en première partie de D.R.I, le groupe commençait alors à connaître les joies du professionnalisme, mais sans label américain solide pour les soutenir, ANACRUSIS perdit Mike Owen, son batteur qui rejoignit alors la marine. En 1991, c’est sur Metal Blade qu’on les retrouve pour leur premier véritable chef d’œuvre, Manic Impressions, qui aurait d’ailleurs pu être chroniqué pour les mêmes raisons que Screams and Whispers. Ce Thrash évolutif et diffus, symptomatique d’une union entre CORONER et MORDRED donnait de précieuses indications sur la ligne à suivre durant les nineties, avec ce désir d’ouverture sur un Crossover un peu plus vaste qu’une simple addition de Thrash et de Hardcore. Sans sombrer dans la grossièreté d’un Funk alors un peu trop à la mode, les américains ajoutaient à leur violence des éléments psychédéliques, Pop, Rock, allant même jusqu’à faire quelques concessions Hard-Rock sans passer pour des traîtres. Cette réalisation leur permit cette fois-ci de partir sur les routes avec OVERKILL et les GALACTIC COWBOYS, mais aussi avec MEGADETH, ce qui ne manqua pas de leur ouvrir quelques portes promotionnelles au passage. Las, en 1991, le Hard-Rock et le Metal en général entraient dans une période de bannissement, la jeunesse leur préférant les joies de l’alternatif, du Punk-Pop, de la Brit-Pop, de la Techno et toute autre musique susceptible de s’adresser à eux avec plus de réalisme et moins de clinquant de production. Et ce fut en 1993 que le quatuor, alors composé de Kenn Nardi (guitare/chant), Kevin Heidbreder (guitare), John Emery (basse) et Paul Miles (batterie) publia son manifeste absolu qui devait être aussi son testament, sous la forme de douze morceaux encore plus étranges et rassemblés sous la bannière Screams and Whispers. Et aucun titre ne pouvait mieux résumer la démarche suicidaire, mais Ô combien fertile d’ANACRUSIS.
Suicidaire, car peu en adéquation avec les impératifs de l’époque. Alors que tous les cadors du Metal simplifient leur musique à l’extrême pour s’ouvrir sur le grand public, ANACRUSIS adopte la démarche inverse et complexifie la sienne pour la transformer en miroir sans tain. Derrière la glace, le groupe observe les réactions de ses contemporains, et s’amuse beaucoup de leur air hébété. Dans les faits, Screams and Whispers est de cette catégorie d’albums que l’on peut analyser en track-by-track, tant tous ses morceaux contiennent une ou deux idées de génie qui nécessitent des paragraphes d’explication. A l’image du Mental Vortex de CORONER, de Dimensions de BELIEVER, de Songs for Insects de THOUGHT INDUSTRY, ou plus simplement du Nothingface de VOÏVOD, Screams and Whispers est un laboratoire de sons, ce qu’on comprend dès les premières mesures du miraculeux « Sound The Alarm ». Point d’ancrage d’un album qui n’a qu’une seule idée en tête, nous faire perdre nos repères, ce morceau est la quintessence du génie des américains en 1993. Son gigantesque et souple, basse ondulante, guitares effilées mais roublardes, mélodies prononcées, subtilité rythmique, soli ciselés dans la tradition d’un RUSH, tous les éléments sont en place, et pourtant ce morceau n’est qu’un intro qui peine à dissimuler l’immense iceberg caché sous lui. Avec plus d’une heure de jeu, ANACRUSIS prend tous les risques en conférant à chaque chapitre son identité propre et son approche formelle. « Sense Of Will » rappelle le DEATH ANGEL le plus fluide de Frolic Through the Park, mais aussi le DEATHROW de Deception Ignored. Le Metal du quatuor est verni d’une épaisse couche de Rock progressif et délicatement psyché, mais se révèle en tapis de riff de velours, les moments de gloire de Kenn Nardi et Kevin Heidbreder étant trop nombreux pour être recensés. Se permettant d’être aussi groovy qu’ils ne sont agressifs, les musiciens brouillent la frontière entre le Heavy et le Thrash, jouant en rangs serrés tout en se permettant des fantaisies individuelles incroyables.
Précieux, gonflé, précis, Screams and Whispers a pourtant été conçu comme un album live enregistré en studio, comme le confiera plus tard Kenn Nardi. Et comme les fans, ce quatrième LP reste son préféré et le plus proche du son ANACRUSIS. Difficile pourtant d’identifier ce son qui échappait à toute étiquette comme celui des canadiens de VOÏVOD, dont « Too Many Prophets » se rapprochait énormément. Et en dévorant le pamphlet « Tools Of Separation », il était impossible de reconnaître les jeunes chiens fous responsables de Suffering Hour qui accusait alors à peine cinq ans d’âge. Mais comment appréhender des incongruités comme ce break planant au clavier venant interrompre la superbe d’un couplet redondant au possible ? Il serait judicieux de décortiquer chaque idée technique et chaque arrangement, pour que le néophyte assimile la somme de travail que représentait Screams and Whispers, et pourtant, l’album restait à l’état brut, sauvage, indomptable, et nécessitant des années d’écoute pour être appréhendé à sa juste valeur. Peu de traces du passé lointain du groupe étaient décelables, et les harmonies prenaient de plus en plus de place, à l’image du planant « Grateful » que RUSH et BELIEVER auraient pu composer lors d’une tournée commune. Et le défilé continuait, via « A Screaming Breath » et son intro bizarroïde avec base traitée et modulée, ses syncopes précises au millimètre et son chant robotique calqué sur les réflexes automatiques d’un KRAFTWERK. En plus d’une heure de timing, le groupe ne se permettait aucune marge de manœuvre, et ne laissait traîner aucune scorie sur le CD. De temps à autres, la puissance reprenait ses droits, mais toujours passée au prisme de l’originalité pour ne pas sombrer dans les travers évidents d’un Thrash des années 80, mort et enterré. « My Soul’s Affliction » confirmait encore que VOÏVOD et ANACRUSIS progressaient de concert, mais le presque final « Brotherhood? » posait implicitement la bonne question. ANACRUSIS faisait-il partie d’une fratrie quelconque ou était-il le seul d’une lignée prête à s’éteindre dans l’indifférence générale ? On pensait alors au poète maudit CELTIC FROST, à l’avant-gardiste NOCTURNUS, et tous les laissés pour compte des ventes massives et tournées couronnées de succès.
Nardi blâmera plus tard la maison de disques de ne pas les avoir soutenus à leur juste valeur, leurs albums restant difficiles à trouver dans les bacs. Et même une ultime tournée en compagnie de la référence DEATH ne suffit pas à garder le quatuor sur les rails. Le groupe se séparera l’année suivante, exsangue et fatigué de devoir se battre contre une adversité qui ne lui laissait aucune chance. Depuis, une campagne de réhabilitation a été menée sur la toile pour réévaluer l’œuvre du groupe, et une vague de rééditions fut lancée l’année dernière, permettant à ceux étant passé à côté de l’histoire de se rattraper. Il est simplement dommage que le groupe n’ait pas pu connaître une telle ferveur de son vivant, lui qui a incarné toute l’intelligence d’une musique qui refusait de se mettre à genoux devant les conventions et diktats imposés par MTV et la génération 90.
Titres de l’album :
01. Sound The Alarm
02. Sense Of Will
03. Too Many Prophets
04. Release
05. Division
06. Tools Of Separation
07. Grateful
08. A Screaming Breath
09. My Soul’s Affliction
10. Driven
11. Brotherhood?
12. Release (Remix)
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