Quand le planning de la tournée d'adieu de Slayer fut publié, la France récrimina une fois encore sur son sort d'abandonnée, car la date de l'an prochain au Hellfest n'était pas encore connue. Et les frontaliers s'apprêtèrent à prendre une nouvelle fois la route. Ainsi la date en weekend à Barcelone était une opportunité en or pour tous les méridionaux, et je n'avais pas tardé à me jeter dessus une fois les ventes ouvertes. Surtout que je n'ai vraiment jamais eu de chance avec Slayer. Comme beaucoup d'entre nous ce nom a marqué au fer rouge mon entrée définitive dans le Metal extrême (bien que ce soit plus pour la musique que pour tout le décorum). Et pourtant, j'avais dû attendre quinze ans ensuite pour les voir enfin, cumulant les impossibilités variées à chaque passage, y compris l'empêchement majeur de dernière minute en ayant la place achetée !!! Ce cas étrange dans ma vie musicale m'a longtemps tracassé, cela a été certainement un ressort pour aller voir bien d'autres affiches moins prestigieuses ou moins dans mes goûts et devenir ensuite accro du live. Jusqu'à cette première fois, enfin, au Zénith de Paris en 2011, alors que Jeff Hannemann ne participait déjà plus. Alors puisque ça serait l'ultime occasion, rien n'allait m'empêcher de rendre tribut pour l'éternité.
Le Club du Palau Sant Jordi est une grande salle de Barcelone, bâtie depuis les JO de 1992 dans le vaste complexe de la colline de Montjuic qui domine le sud de la ville. Sans voiture, je n'avais d'autre choix que de remonter à pied sous la pluie battante et le jour baissant l'allée monumentale des tours vénitiennes partant de la Plaça de Espanya, puis contourner l'imposant Musée au sommet. Il y avait déjà un peu de queue, mais en se retrouvant par hasard avec des compatriotes venus de divers secteurs proches du Midi l'attente fut nettement moins pénible. Et surtout la suite prouva que nous étions en réalité bien au début de la file qui serpentait à perte de vue le long de l'allée d'accès principale venant de l'autre côté de la colline.
Comme on peut le voir dans certains DVDs, la salle "Club" accolée à la principale n'est pas très belle à l'intérieur : c'est un immense rectangle avec quelques gradins sur la longueur de gauche en regardant la scène. On peut cependant y rentrer quelques milliers de fanatiques à l'aise. On y retrouvait cette fois les copains prévus, retardés par les gilets jaunes sur la partie française de leur trajet. On avait le temps aussi de parcourir les merchs et autres recommandations d'avant-concert.
Je vénère OBITUARY au sommet des pères fondateurs du Death Metal et leur présence en apéritif donnait encore plus de saveur à l'événement. J'étais curieux de voir ce que les Floridiens pouvaient donner cette fois sur un temps rétréci face à une audience beaucoup plus vaste, et non plus en tête de tournées ciblées Death Metal. Ils prirent les choses sans complexes avec leur recette habituelle, secouant les tignasses au rythme d'une setlist orientée quasi-exclusivement sur des classiques de toujours sous une toile affichant sobrement leur logo. Un seul titre était issu de la période de reformation. "Deadly Intentions" au début souffrit d'un mixage trop faible de John Tardy, rapidement corrigé, qui restera la seule imperfection sonore à signaler de toute la soirée. Montrant autant d'envie que lorsqu'ils sont en tête d'affiche, le groupe remporta un succès imparable avec un enchaînement prévisible mais toujours irrésistible "Chopped in Half-Turned Inside Out", attesté par les premiers slammers surnageant de la foule, suivi de "Find the Arise" avec son intro orageuse doublement de circonstance. Depuis le temps qu'il est là, Ken Andrews maîtrise maintenant tous les solos sans difficultés, en y donnant le sentiment qu'il faut, ce qui n'était pas encore le cas il y a quelques années. Même "I'm In Pain" retrouve le solo d'ouverture, il n'y avait rien à dire. Même si l'on aurait volontiers prolongé, l'affaire fut emballée aussi clairement en quarante minutes que sur un set au format plus habituel, jusqu'à l'attendu "Slowly We Rot" de clôture.
Au passage, ANTHRAX était le dernier pied du Big Four que je n'avais encore jamais vu. L'esprit fendard pied au plancher des New-Yorkais m'attire moins, mais a inspiré beaucoup de groupes du revival Thrash en revanche. Après avoir fait envoyer "Number of the Beast" pour terminer l'intermède, le groupe se présentait devant une toile de fond reprenant une version zombifiée de la pochette d'"Among the Living" et surtout Joey Belladonna au chant, avec sa longue tignasse, son micro sur une tige façon Freddy Mercury comme d'habitude, et son énergie à sautiller à travers la grande scène. Plus surprenant, le groupe attaquait en reprenant aux défunts amis les frères Darrell le riff d'ouverture de "Cowboys From Hell", avant d'attaquer deux vieux classiques puis le titre plus récent qui consacrait le retour de Belladonna. Le quintet a conservé une pêche contagieuse dont la fine pointe tenait à mon avis au toucher enthousiaste de Scott Ian à la rythmique, même si le chanteur préférait mettre en valeur avec son micro le dernier arrivé John Donais sur les solos qu'il restituait convenablement. Le public Espagnol, où domine toujours la culture et les gimmicks du Heavy traditionnel, reprit volontiers certains riffs en chœurs comme à son habitude.
Vinrent ensuite les reprises institutionnelles du répertoire d'Anthrax, à commencer par celle de Joe Jackson présentée comme du "fresh Metal", à moins que j'aie mal entendu et que Belladonna n'aie inversé avec l'adaptation d'"Anti-Social" qui devait suivre, chaleureusement reprise à pleine voix par nos hôtes transpyrénéens (et dans sa version originale par quelque français près de moi). Bien que je n'aie jamais été très fan de Trust non plus, il faut admettre que cela était quelque peu émouvant. Revenant enfin sur d'anciens titres sur lesquels gigoter et gueuler joyeusement pour les Indiens, le set ne pouvait hélas trop se prolonger et le riff de clôture de "Cowboys from Hell" à nouveau marqua la fin d'une expérience à parfaire volontiers. Les reprises nombreuses ont certes toujours fait partie de l'identité d'Anthrax, mais cela en faisait un peu beaucoup sur un temps si limité. Et je regrette encore que toute la production avec John Bush passe aussi à la trappe.
Cowboys From Hell (premier riff)/ NFL/ Caught… in a Mosh/ Fight 'Em 'Til You Can't/ Got the Time/ Antisocial/ Be All, End All/ Indians/ Cowboys From Hell dernier riff
Bien que notablement plus jeune, LAMB OF GOD jouissait d'une plage plus large que ses prédécesseurs. Toutefois ce ne fut pas le soir de ma réconciliation avec les Virginiens. Nantis d'une décoration de scène plus élaborée avec ces espèces de longues marches illuminées de part et d'autre la batterie, le groupe ne parvint toujours pas à m'arracher mieux que des hochements de tête à moitié distraits. Sur scène il est encore plus évident qu'ils étaient voués à reprendre la place de PanterA, assurer la relève du ThrashCore Groove face à la montée du MetalCore plus mélodique où Machine Head se vautrait outrageusement, tandis que Chimaira ne pouvait pas plaire à tout le monde. Malheureusement, toutes leurs compos souffrent de cet inexplicable blocage rythmique, l'incapacité quasi-totale à passer la cinquième vers un tchouka-tchouka couillu et libérateur. Et puis tous ces riffs au tempo freiné n'arrivent comme par hasard jamais à imprimer la mémoire auditive, à faire vibrer quelque chose au fond de l'auditeur.
C'était le moment de relâcher et traiter divers besoins physiques tant que tout était facilement accessible (surtout qu'un des distributeurs ambulants de bière qui sillonnaient la salle vint me débaucher dans la courte file !). Pendant ce temps, l'ascendant de Randy Blythe sur son groupe se vérifiait lorsque ses musiciens disparaissaient lors des pauses en le laissant seul faire de brefs discours aimables, mêlant un peu de castillan aux formules habituelles en anglais, mais brisant maladroitement une partie de son effort en appelant régulièrement le public "Spain" malgré les protestations d'une partie (la tension politique en Catalogne est encore trop forte pour être mise de côté le temps d'un concert…). Sur ce plan encore, la différence entre le franc succès et la simple performance estimable tient à si peu.
Et après l'ultime intermède l'obscurité se fit, l'introduction monta sous les acclamations tandis que des croix puis des pentagrammes se mouvaient sur une fine toile suspendue devant la scène, qui s'effondra pour laisser apparaître SLAYER envoyer au taquet "Repentless", titre d'ouverture de l'album qui sera certainement le dernier. Quel tsunami ! Au-delà d'un Thrash agressif et rapide, le volume élevé et une pyrotechnie somptuaire frappaient très fort et ont captivé l'auditoire définitivement. Même en vidéo je n'avais jamais vu Slayer dispenser à profusion un tel feu d'enfer, par un double mur de part et d'autre de la batterie surélevée, soit par des jets brefs suggérant à nouveau des croix ou des pentagrammes incomplets, ou encore de ces coups de torches qui mettent un coup de chaud à un public déjà ensorcelé… À ce niveau c'était à la fois Rammstein et un Slayer décidé à mourir en emportant tout avec lui.
Il n'était pourtant pas facile de bien tout voir, avec tous les téléphones qui dépassaient et ce père qui passa le concert à jucher son fils sur les épaules, lequel avait certes l'air de bien prendre son pied mais emmerda bien des gens derrière (à mesure j'ai pu les contourner peu à peu). En me plaçant sur l'axe central, j'avais choisi cette fois de profiter équitablement des deux guitaristes équitablement (vous savez comment Slayer fonctionne). Kerry King en masse bougonne et taciturne est toujours un soliste quasi parfait sur ses parties, le seul des deux bénéficiant de focales d'éclairage sur sa petite et compacte personne, tandis que Gary Holt faisait ses parties sans avoir le même feeling que Jeff Hannemann, fatalement. Malgré ce, comment ne pouvait-on pas être à fond avec ce répertoire immortel qui a façonné la scène extrême, de tels musiciens et ce spectacle exceptionnellement travaillé ? Par le headbang, les cornes levées et la reprise des paroles les plus célèbres, par l'urgence de l'ultime communion c'était une expérience rarement intense, où les souvenirs et états d'âme charriés au long des années d'écoute fusionnaient avec une exécution magistrale et transcendaient les colères les plus intimes…
En plus les titres gagnent en impact depuis que Tom Araya fait moins d'annonces, se prendre sans prévenir les premières mesures de "Mandatory Suicide" ou "Postmortem" à plein volume les rend encore plus puissants, comme on redécouvre celles de "Dead Skin Mask" sans la reprise du refrain en introduction qui était devenue traditionnelle. Et en avantage, les oublis de versets sont redevenus plus limités qu'à une longue période. Tom n'a quand même pas tout abandonné : un speech introductif et le cri à l'ancienne rendaient "Waaâââr Ensemble" totalement jouissif, ou lançaient ce "Payback" sardonique. Mais sa simple présence iconique et silencieuse, le visage enfin rasé (ça lui va quand même bien mieux) au bord de l'éclat de rire, suffit à électriser le public et il en joue. Un peu d'espagnol permettait opportunément de créer un lien un peu spécial.
La setlist alternait grands classiques et des morceaux plus récents mais invariablement rapides. Au-dessus d'une longue épée figurée en bas de sa batterie, Paul Bostaph avait deux sculptures métalliques du logo historique du groupe de part et d'autre. S'il n'a pas la finesse de touche quasi sentimentale de Lombardo, sa puissance de frappe et sa maîtrise quasi irremplaçable du catalogue ont balayé tous les ricanements les plus tenaces des fans qui se voulaient plus authentiques que les autres. Voyez ce féroce "Dittohead" par exemple. Derrière lui, plusieurs fonds de scène se succédèrent, notamment une version fluo du dernier album. Après un "Hell Awaits" enchaîné, la pause rappelait que le temps passait hélas. L'introduction enregistrée de "South of Heaven" relançait l'enthousiasme d'un public loin d'être fatigué, tout en laissant au quartet infernal le temps de se réinstaller sans hâte pour une dernière longueur de titres de trente ans d'âge minimum. Le halo à contre-jour pour mettre en valeur Bostaph sur les trois coups annonçant un "Raining Blood" hystérique confirmait qu'à la fin de l'histoire, les deux membres originels (enfin, surtout un…) le considéraient pleinement comme l'un des leurs, honneur discret mais pas du tout anodin qui n'aura jamais été accordé en aucune sorte à Gary Holt, bloqué à toujours au poste du copain sympa qui dépanne la famille. Le membre défunt, d'ailleurs, sera honoré une fois de plus par la projection du logo pastiche d'une marque de bière de grande consommation qui lui rendait déjà hommage sur de précédentes tournées pour cet "Angel of Death" final, ultima ratio d'un rappel qui n'avait pas été avare non plus en feu et flammes.
L'ultime carnage achevé, les quatre restèrent inhabituellement longtemps pour saluer et jeter quelques mediators ou baguettes aux fidèles, Kerry King esquissant même des sourires et de brefs échanges. Puis ils laissèrent encore Tom seul dire quelques mots et un "Gracias para todo, adios !" qui prenait tout son sens dans ces circonstances. Si Slayer a choisi de mourir en possession de ses moyens, ils n'ont pas menti et partent sur une démonstration de force. J'en ai eu un acouphène jusqu'au lendemain après-midi malgré mes protections.
Delusions of Saviour-Repentless/ Blood Red/ Disciple/ Mandatory Suicide/ Hate Worldwide/ War Ensemble/ Jihad/ When the Stillness Comes/ Postmortem/ Black Magic/ Payback/ Seasons in the Abyss/ Dittohead/ Dead Skin Mask/ Hell Awaits
South of Heaven/ Raining Blood/ Chemical Warfare/ Angel of Death
Ne restait plus qu'à récupérer ses affaires et rallier tranquillement le bus de nuit par le chemin inverse de l'aller à travers une nuit au calme tellement contrasté. Celui qui suit les plus sanglantes victoires.
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